Félix Vallotton (1865-1925) "Intérieur, femme en bleu fouillant dans une armoire" 1903. Huile sur toile H. 81 ; L. 46 cm

#Confinement. En ces temps si particuliers et parce que nous vivons une période inédite, WECULTE a proposé à ses journalistes de laisser libre cours à leur imagination afin de nous faire rêver. Aujourd’hui, Véronique Sousset a choisi d’écrire sur un tableau de Felix Vallotton intitulé « Intérieur, femme en bleu fouillant dans une armoire ». Une œuvre qui a lui a inspiré « Noria », un texte très poétique que nous vous invitons à découvrir. #culturecheznous #ensembleàlamaison

« Sa solitude insubmersible s’habille de bleu, la seule couleur qui lui permette encore d’affronter le monde dans un reflet »

NORIA

Noria est née un jour de décembre au seuil d’une année du siècle passé.

Après avoir posé auréolée de sa magnétique beauté dans les salons de l’Ecole des Beaux Arts et dans des ateliers miteux, où le charme et l’élégance ne sont que des oripeaux dont on drape le modèle, elle est revenue de tout, y compris des lieux qui faisaient sa patrie.

Ce pays aux armoiries du Beau, dont elle ne pensait jamais devoir s’exiler.

Elle est devenue une femme suspendue au vide de ses rituels. Tout regard posé sur elle, désormais contondant, lui incise l’âme.

Noria avait pourtant le ciel en escorte. Elle habitait l’azur, chassant d’un mouvement d’étole les nuages tenus en respect.

Aujourd’hui, elle assortit par habitude à ses yeux clairs, une chemise bleue qui finira le jour comme elle, usée d’avoir soulevé la poussière.

Couturière de famille, puis de métier, elle a reçu en héritage la connaissance des étoffes, des dentelles et des guipures. Elle aime les drapés, les tissus, les soieries, les lins et cotons, se pare souvent de ces chemises d’intérieur qu’elle affectionne particulièrement.

Elle travaille dans l’entreprise familiale « Au fil d’Ariane » et confectionne de ses doigts agiles des morceaux de broderie qui font la réputation de la maison.

Un soir d’automne antédiluvien, à l’heure de la fermeture, elle tire le lourd rideau de fer de la devanture, fait basculer le bras lourd contre l’armure grinçante et s’en va rejoindre sous la pluie la bouche du métro. Elle chemine à pas pressés, cherchant l’abri des marquises qui coiffent le trottoir de leurs petits toits.

L’eau tombée en abondance s’écoule à peine dans les rigoles qui se gonflent le long de la chaussée, formant autant de petits torrents dès qu’un obstacle détourne leur cours. La rue humide est un miroir d’asphalte que seuls assèchent les pas de la foule.

Chaussée de ses escarpins ajourés qui ont passé la saison d’été sans se presser, Noria fend le pavé ruisselant. Il devient une piste glissante pour ce petit pied escarpé qui ne soucie guère ni de l’état ni du ciel, ni de celui du sol.

Ce soir d’automne, elle est frappée d’un mal non létal, une sorte d’incident domestique de la voie publique.

Tenue par le fil de ses pensées, elle ne sent pas ses escarpins vaincus par la pluie se dérober et la projeter sans ménagement contre le sol. Elle embrasse le pavé et ses jointures acérées. Le bruit de sa chute est étouffé par ceux de la foule qui se masse autour de ce corps tombé à terre.

Elle se réveille dans un lit, aussi immaculé que les murs de la chambre où elle calfeutrée. Son corps est enroulé dans le drap, sa tête est enserrée dans une spirale de bandages finement tressés.

De ses yeux persiennes, elle ne perçoit que des entrefilets de vie. Ses paupières fixes sont lestées. De son sarcophage, elle distingue une blouse blanche. Elle entend des mots trop larges lui parler d’elle.

La blouse blanche lui tend un miroir, que Noria croit tout d’abord ébréché, puis comprend qu’elle a désormais une nouvelle identité qui croise celles de ses frères, les gueules cassées.

Elle communie avec Bien Aimé Jourdain et Albert Jugnon, elle qui n’a pas connu leur guerre, elle qui n’avait hier encore pour ennemis que la disgrâce et le mauvais goût.

Pour Noria, toute laideur n’était qu’une beauté cachée à révéler.

Dorénavant, elle sait qu’elle devra s’élever, comme eux, au dessus de sa condition de mutilée pour proclamer son humanité et composer avec tout ce qui dévisage.

Alors, elle l’a décidé, elle sera une femme de biais.

Elle regardera la vie par derrière ou en coulisses. Elle fera face de dos. Elle devra affronter toute beauté comme une offense.

De son visage essentiel, il ne lui reste que l’impression. Elle se détourne toujours instinctivement quand quelqu’un approche. Dans l’intérieur où elle demeure enfermée depuis, elle garde la tête dans les étoffes.

Sa solitude insubmersible s’habille de bleu, la seule couleur qui lui permette encore d’affronter le monde dans un reflet.

Texte Véronique Sousset

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