marie laforêt sortie de l'integrale de ses chansons
Marie Laforêt était "trop fine pour se prendre totalement au jeu. Trop aguerrie pour feindre l’innocence"
Musique. L’Intégrale des chansons de Marie Laforêt publiée par Universal rend enfin justice au parcours d’une artiste originale, à la fois populaire et raffinée, bourgeoise et marginale, capable de choix étonnants. On résume les faits, puis sa fille aînée la réalisatrice Lisa Azuelos apporte son témoignage.

Un jeune fan (Yohann Masson) est arrivé, avec sa passion, son envie, il a su apprivoiser la belle, approcher l’insaisissable, et créer le déclic. Grâces lui soient rendues. Leur échange a fait naître l’intégrale Marie Laforêt enfin publiée par Universal

marie laforet
Marie Laforêt populaire et raffinée

Depuis son retrait médiatique dans les années 80, la discographie de Marie Laforêt n’existait que par traces incomplètes, des compilations bâclées et dévalorisantes – tant sur le plan du son que de l’image. Il fallait écumer les vide-greniers et les conventions du disque pour chasser les pièces du puzzle – à une époque où le vinyle n’était pas revenu à la mode. Sa trace musicale tenait de l’Atlantide, du « village au fond de l’eau », du palais à l’abandon… Cela lui conférait un certain charme romantique, à l’extrême opposé de tous ces artistes drogués à l’attention. Mais on pouvait quand même regretter que ce parcours là, ces richesses là, s’endorment sous les algues.

Et puis un jeune fan (Yohann Masson) est arrivé, avec sa passion, son envie, il a su apprivoiser la belle, approcher l’insaisissable, et créer le déclic. Grâces lui soient rendues. Leur échange a fait naître l’intégrale enfin publiée par Universal le 20 mars. Il n’y manque que quelques duos télévisés (peut-être pour des raisons de coût ?). On ne peut que le remercier de sa passion, lui et quelques autres gardiens du « temple de Marie », fidèles même au travers de ses silences.
Aujourd’hui, cette intégrale s’ouvre comme une malle au trésor, remplie à ras bord, où l’on retrouve des évidences (la dizaine de tubes qu’on ne cite plus), et surtout les bijoux méconnus, oubliés ou inédits qui témoignent d’un esprit unique. Unique d’abord par son ouverture, dès le début, à des paysages musicaux réellement variés : de la folk américaine, des soleils d’Italie, d’Espagne, d’Amérique du Sud, d’Israël, des nostalgies au parfum slave… Avec ces fameux effets de « décrochés » vocaux, qui s’inspirent du chant arabe (elle les étrenne sur « Marie douceur, Marie colère », peu après un séjour au Maroc).

En 1968, elle commence à tourner avec Los Incas. En 1970, elle continue avec le jeune brésilien Egberto Gismonti, futur génie du label jazz ECM. (Au passage, un fait chronologique : c’est seulement à la suite de Marie que Françoise Hardy se tourne vers le Brésil pour son album « La Question », superbe au demeurant). On est donc très loin de la chanteuse yéyé de base, chantant gentiment des tubes anglophones adaptés à la va-vite. Quand elle accepte des covers anglo-saxonnes, ce n’est pas n’importe quoi et n’importe comment : Dylan, les Stones, Paul Simon, Joni Mitchell, Lee Hazlewood, Margo Guryan, Shawn Phillips, etc.

Dans son axe chanson française, Marie sait aussi composer un bouquet très personnel, détaché des modes. Il y a d’abord l’incontournable André Popp, compositeur et arrangeur attitré, qui ose des rythmes inusités, des suites d’accords riches et complexes, des audaces hors du temps (« Pour celui qui viendra »). On croise quelques noms qui deviendront connus (Dassin, Lama, Fugain, Peyrac…), des vieux de la vieille (Béart). On note aussi des choix en creux, comme l’absence de Gainsbourg, grand maître chanteur des égéries sixties. Il y a sûrement plusieurs raisons : une non-rencontre, et l’envie de proposer autre chose, d’autres références moins ancrées dans le chic du moment.

Entre deux bluettes pour faire plaisir au label (certaines gardent un certain charme suranné), Marie laisse du champ à sa mélancolie. Il ne s’agit pas d’une tristesse de midinette, mais d’une faille poignante, d’une gravité, un poids de trahisons et d’innocence perdue. Elle en tire quelques textes aux images marquantes comme « Était-ce trop beau pour durer ? », ou sa perle noire « Prière pour aller au paradis«  (inspiré par la poésie de Francis Jammes). Et finalement, même quand Marie fait la malicieuse, on comprend que c’est une diversion, une sortie de secours, le trait d’esprit qui sauve.

Après le moindre succès de ses explorations personnelles (de 1968 à 1971), Marie se résout à refaire des choses plus commerciales. En tant que mère célibataire de deux enfants (et bientôt trois), elle ne peut pas juste s’envoler à Rio, vivre d’amour et de tequila et faire des disques confidentiels. Alors elle laisse la main à ses directeurs artistiques. De là, les tubes « Viens, viens », « Cadeau », « Il a neigé sur Yesterday »… et au détour des albums, quelques chansons dont on devine qu’elles étaient ses coups de cœur personnels (« C’est Julien », « Noë »). Ces albums là sortent encore dans de nombreux pays, comme le montre le site ( http://www.fans-de-marie-laforet.com ).
En 1975, « Maine Montparnasse«  fait-il écho à son histoire avec Egberto Gismonti ? On peut le penser… mais cela fait partie des passages secrets, des passerelles que Marie laisse pudiquement à l’imagination de ceux qui ont le décodeur. Avec elle, même le « je » est distancé. Surtout le « je ».

Le son de cette époque paraît aujourd’hui plus lourd et moins frais que celui des années 60. Pas facile de passer après le génial André Popp, son sens aigu de l’harmonie et ses idées originales. Ainsi dans « Manchester et Liverpool », il entrechoquait deux boules de pétanque, inspiré par de récentes vacances sur la Côte d’Azur. Passé dans une large réverbe, ce son donne une très forte identité à la chanson, à la fois moderne, mécanique et mélancolique.
Sur la Marie Laforêt des années 80, passons charitablement. Elle n’y trouve pas sa place, et n’essaie d’ailleurs pas beaucoup. Le renoncement n’est pas pour lui déplaire. Exercice de détachement. Ses rencontres amicales avec Etienne Daho ne provoquent pas le même rapport créatif qu’avec ses autres idoles Sylvie, Françoise et Dani. En 1993, contre toute attente, un dernier album surgit du néant, traversé par quelques beautés comme « Genève ou bien » et « Calle Santa Rita ». Elle ne remontera sur scène qu’en 2005, grâce à l’insistance de Laurent Ruquier. Les arrangements prêtent à débat, mais le bonheur des retrouvailles emballe le morceau.

Aujourd’hui, sur YouTube, on constate que les chansons de Marie ont beaucoup voyagé, par exemple dans les pays arabes, ou même de l’ancien bloc soviétique… Dans une fête d’école, des petites filles russes reprennent « Mon amour, mon ami » dans un français approximatif et d’autant plus touchant. De jeunes chanteuses comme Alma Forrer, Alice Lewis et Barry reprennent des perles de ce répertoire, séduites par leur différence. Pour autant, Marie n’est pas statufiée, pas convenue, toujours un peu à la marge. Elle ouvre des portes, des références, des visions du monde – mais à chacun de faire son marché personnel, de prendre et de laisser. Elle nous met face à notre liberté de choisir, de parcourir. On peut aimer ceci, et moins cela, et c’est très bien.

Elle échappe aux résumés faciles, aux décorations pompeuses. Contrairement à d’autres artistes qui cultivent une image très chic, mais s’avèrent relativement ordinaires dans leur quotidien, Marie a toujours surplombé sa carrière. Trop fine pour se prendre totalement au jeu. Trop aguerrie pour feindre l’innocence. Paradoxale, oui, avec certaines idées affichées et une vie qui dit tout le contraire. Avec son lot probable de rendez-vous manqués, d’absences, d’arbitraire, de virages difficiles à saisir. Mais malgré tout… Quelque chose a été donné. Et reçu. En l’absence manifeste de tout plan de carrière. Pour tout embrasser d’un regard, pour voir tout le paysage, il faut avoir vécu.

Texte Pierre Faa

Intégrale de Marie Laforêt, 18 CD comprenant 377 titres et un livret de 48 pages – Universal Music.

lisa azuelos
Lisa Azuelos.©Sipa

LISA AZUELOS : « Ma mère était avant-gardiste « 

Est-il vrai que Marie laissait à la porte de chez elle sa vie d’artiste, et qu’elle ne voulait pas que ses enfants écoutent ses disques ? Si oui, comment le viviez-vous ? Était-ce plutôt une frustration ? Un mystère ?
Lisa Azuelos: Non, elle était une artiste tout le temps, mais ne s’en vantait jamais. Elle disait souvent « C’est un métier de con ! » mais en même temps elle adorait la musique. J’ai vécu très peu avec ma mère en fait. Seulement 4 ans. Mais c’était l’époque de « Il a neigé sur Yesterday », un gros tube. On l’entendait à la radio. Souvent, il y avait Roland Hilda à la maison, ils écoutaient des bandes et nous aussi.
De là, continuez-vous à découvrir aujourd’hui des parties de son travail de chanteuse et d’actrice ?
Lisa Azuelos: Oui surtout la world music. Elle était « précurseuse ». À l’époque, on voulait que les chanteuses soient de jolies poupées sans cerveau. Elle détestait ça. Elle était avant-gardiste, et savait reconnaître le grand talent. Elle était peu impressionnée par les soi-disant stars du moment.
Aviez-vous conscience de la résonance internationale de sa carrière ?
Lisa Azuelos:
 Non, pas à ce point là je dois dire.
Contrairement à beaucoup d’auteurs de chansons qui racontent leur vie, Marie s’est exprimée en utilisant des paravents, des histoires, des personnages… Mais à l’arrivée, pensez-vous qu’elle se livre ainsi à un autre niveau, peut-être plus profond ?

Lisa Azuelos: Oui. Elle a écrit beaucoup de livres. Elle était à la fois profonde et pudique. Donc ces livres reflètent ça.

Y’a t-il des chansons qui accrochent plus de souvenirs pour vous, et si oui pourquoi ?
Lisa Azuelos: Il y a une chanson sur Jerusalem que j’aime beaucoup. Et puis « Les vendanges de l’amour », « Ivan, Boris et moi », et « La tendresse » qui fait un tabac en ce moment avec le confinement.

Avez-vous une période préférée dans sa carrière ?
Azuelos: C’est celle où elle est en tournée en Amérique du sud (NDR : 1968-70). On sent qu’elle est vraiment heureuse de travailler avec des étrangers, dans une autre langue. Et elle adorait l’Amérique du sud.

Quand Marie s’est détournée peu à peu de la chanson, à la fin des années 70, comment avez-vous perçu ce choix ?
Lisa Azuelos : Elle voulait être commissaire priseur. Elle adorait l’art aussi. Voulait faire autre chose. Être autre chose qu’une vedette de la télé. Je peux comprendre. À un moment le besoin de se renouveler. Vers 40 ans.

Si vous l’avez vue sur scène en 2005, quel était votre ressenti sur cette série de concerts ?
Lisa Azuelos: Je me suis dit : « Quel gâchis qu’elle n’en fasse pas plus ! » Elle était géniale sur scène. Elle disait qu’elle mourait de trac mais ça ne se voyait pas. Les gens l’admiraient en plus, et aimaient ses chansons. Elle n’arrivait pas à prendre du plaisir à cause du trac. C’est le problème qu’elle a eu toute sa vie. Une lutte entre l’artiste et la timide. La timide a souvent gagné.

On croit sentir chez Marie une dialectique entre d’un côté, une envie de plaire, de se conformer à certains traits d’éducation bourgeoise, et de l’autre côté, un très fort instinct de liberté, de se dégager de toute entrave… Cette vision vous semble t-elle avoir du sens ?
Lisa Azuelos: Oui. Il y a Maïtena (son vrai prénom) et Marie. Elles étaient deux. Elles n’ont jamais fait la paix.
Écoutait-elle beaucoup de musique chez elle ? Des classiques, de la chanson, de la world ? Est-ce qu’elle vous a transmis certains goûts en la matière ?
Lisa Auelos: Il y avait tout le temps de la musique. Souvent classique. Mais pas que. De la world aussi. Elle adorait Camille aussi. Pour elle c’était la plus grande en France.

Bien que sa discographie ait été en grande partie comme un « village au fond de l’eau » pendant des années, il semblerait que le public ait gardé un lien très fort, très affectif, avec ce qu’elle a donné. Êtes-vous touchée par l’accueil de l’intégrale, par cette appréciation ?
Lisa Azuelos: Oui. La maison Yves Saint-Laurent a repris une de ses chansons pour une pub (NDR : « Je voudrais tant que tu comprennes »). « La tendresse » reprise partout en version magnifique pour le confinement. Beaucoup de gens, d’anonymes ont applaudi le cercueil quand elle est sortie de l’église, ça m’a tellement touché. Car au fond elle ne se rendait pas compte comme elle était aimée. C’est toujours dommage de passer à côté du sentiment d’amour que vous portent les autres.

Cette intégrale semble témoigner que Marie s’était finalement « réconciliée » avec cette partie de sa vie, qu’elle a parfois dénigrée. Avez-vous le sentiment qu’elle en était fière, malgré tout ?
Lisa Azuelos: Elle en était très fière. Mais je pense qu’elle en est aussi fière, de là où elle est. Libérée de son corps physique, je pense qu’elle perçoit enfin l’amour qu’on lui porte.

Entretien réalisé par Pierre Faa

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