Juliettte Gréco Bourges
JulietteGrécophotoBOurges2015Juliette Gréco était au Printemps de Bourges fin avril où elle a donné un concert exceptionnel qui a marqué l’ouverture du festival. Voici l’entretien qu’elle m’a accordé à cette occasion.
 
C’est une légende de la chanson que le festival va célébrer ce soir. À 88 ans, Juliette Gréco adresse un « Merci ! »  à 
son public à l’occasion de son dernier tour de chant. « Je veux partir debout avant qu’il soit trop tard », nous dit-elle.

Lorsqu’on vous voit sur scène, on est immédiatement fasciné par votre présence, vos mots et votre gestuelle. D’où vient-il que vous parvenez à ce point à emporter les gens dans votre univers ?

Juliette Gréco Je ne sais pas. Je sais que j’ai de l’amour pour eux et que je voudrais qu’ils m’aiment. C’est une ­demande. Pour nous tous, c’est pareil, même si cela se matérialise d’une autre manière. Nous sommes à la recherche de l’autre. En tout cas pour moi, c’est cela. Je veux la rencontre.

Il y a aussi votre manière de théâtraliser 
les choses qui ajoute au mystère, à l’imaginaire…

Juliette Gréco Je suis comme ça. Je vis ce que je dis intensément. Il faut servir les textes du mieux qu’on peut. Interprète, c’est un métier formidable et les auteurs parfois sont surpris quand ils redécouvrent leur texte. Je me souviens que dans une émission de radio de Jean Tardieu, le Ton poétique, j’avais lu un texte de Michel Leiris qui s’appelait les Miroirs. J’avais 19 ans, j’étais une toute petite chose et Michel Leiris me dit « j’ai écrit ça, moi ? », j’ai répondu « oui monsieur, c’est ce que j’ai lu ». J’aime aller derrière les mots parce qu’il y a autre chose encore. Je ne vais pas à l’évidence. J’aime bien fouiller derrière les mots pour voir.

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Les auteurs, il y en a eu de nombreux, de Sartre à Merleau-Ponty, Brel, Vian, Brassens, Ferré, Ferrat. Vous avez eu l’instinct et ­l’intelligence de savoir les choisir !

Juliette Gréco Je suis allée vers ce que j’aimais, ce qui me semblait beau, ce qui me semblait utile. Je n’ai fait que ce que j’aimais et j’ai eu la chance d’avoir ­vivants ces gens-là qui sont absolument admirables, imbattables et qu’on regrette aujourd’hui amèrement.

Les auteurs d’aujourd’hui, ils s’appellent comment ?

Juliette Gréco Olivia Ruiz, Abd Al Malik, ils s’appellent ­Benjamin Biolay, Miossec. J’ai eu la chance de rencontrer Miossec au moment où il n’était pas encore reconnu pour ce qu’il est et on s’est entendu comme larrons en foire. C’est un homme de chair, un homme de sang, un homme de révolte, un homme de poésie, un homme magnifique.

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Jean-Paul Sartre, quand il vous a encouragée à chanter au Bœuf sur le toit, il vous a fait un merveilleux cadeau et il a aussi changé votre vie, non ?

Juliette Gréco Il l’a changée complètement ! Je voulais être comédienne, tragédienne, faire du théâtre. Je ne voulais pas chanter du tout. Je chantonnais dans les endroits les plus exotiques, dans ma salle de bains, dans la rue, comme tout le monde. Mais je n’aurais jamais pensé que je pouvais faire passer le théâtre dans la chanson.

À l’époque de Saint-Germain-des-Prés, il y avait toute une insouciance et une manière heureuse de vivre qui n’existe plus aujourd’hui, comme si quelque chose s’était brisé. À quoi attribuez-vous cela ?

Juliette Gréco Il n’y a pas de solidarité. À l’époque, il n’y avait absolument pas le sens de la rivalité. C’était une époque bénie. C’est l’argent qui l’a emporté. On nous a regardés comme des produits. Quand j’ai commencé, je n’étais pas un produit, je suis devenue un produit ! Brel est devenu un produit ! On n’avait pas le sens de cela. On s’aimait, on s’admirait les uns les autres. On avait envie d’être, de travailler ­ensemble. Il y avait une solidarité très pure, pas pour ceux qui nous vendaient, mais entre nous.

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L’industrie du disque a tout formaté ?

Juliette Gréco L’argent, le profit. C’est devenu les ­artistes Kleenex, des artistes « citron pressé », et on jette. C’est devenu très cruel.

Comment expliquez-vous, dans cette ­société de plus en plus difficile à vivre, que la notion de solidarité soit autant en souffrance ?

Juliette Gréco Je pense que ça tient au fait que le monde est en feu, en guerre. On se méfie, on a peur de l’autre. Ça tient à ce que tout d’un coup on se retrouve avec une guerre qui dépend de votre téléphone portable, d’Internet. J’ai toujours pensé qu’Internet pouvait être dangereux, mais je ne pensais pas politiquement. Je pensais que c’était dangereux parce qu’on pouvait intervenir dans votre vie privée, parce qu’il pouvait y avoir des réseaux de prostitution. Et, tout à coup, on s’aperçoit que c’est une arme politique. Cela s’appelle « cyberattaque ». C’est une arme qui peut tuer ! On entre dans une autre dimension. J’ai l’impression qu’on vit une époque de transition où l’on est en train de détruire un monde. Il y a les guerres où on se tire dessus, on est en guerre de religion, on recommence à ­couper la tête des gens. On régresse totalement.

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Si on se prête au jeu des souvenirs, quelle est la période de votre vie que vous avez le plus aimée ?

Juliette Gréco Je pense que comme pour tout le monde c’est la jeunesse où la vie s’ouvre devant vous. Ce moment où, adolescente, vous avez la possibilité de rencontrer les gens qui font de vous ce que vous allez être.

Vous dites « j’ai toujours douté. C’est le moteur de ma vie ». Pourtant vous paraissez tellement forte !

Juliette Gréco Je suis totalement vulnérable. J’ai cette force de me présenter sur scène parce que j’ai une confiance absolue dans mes auteurs-compositeurs. Je sais que je suis une bonne interprète parce qu’on me l’a dit. Mais j’ai mis du temps à accepter. Je suis la servante de mes seigneurs ! (Rires.)

À 88 ans, vous avez décidé non pas de faire vos adieux à la scène, mais de tirer votre révérence en disant « Merci ! » à votre public qui vous a tant aimée. On imagine qu’une telle décision n’a pas dû être facile à prendre.

Juliette Gréco C’est très douloureux ! C’est épouvantable, surtout quand on n’a pas l’intention de faire durer la chose pensant des années. C’est ce qu’a fait par exemple Charles Trenet. C’était toujours la dernière scène et cela a duré dix ans. On était bien content d’ailleurs de continuer à le voir. Mais c’est un homme. On ne pardonne pas à une femme de vieillir. Je veux partir debout. Je ne veux pas faire pitié. On s’accroche parce que c’est une drogue très puissante, la scène. Je ne veux pas partir trop tard. Il faut partir avant qu’il soit trop tard.

Mais vous êtes très en forme !

Juliette Gréco L’âge, je m’en fous. Je n’ai pas l’impression d’être vieille. Je ne pense pas vieux, je pense demain ! Je n’ai jamais pensé hier, pourtant j’ai de quoi ! (Rires.) Mais ce n’est pas une raison. Il faut être courtois, il faut regarder les choses en face. Ce n’est pas du tout facile. Cela me fait des nuits blêmes. Ce « Merci ! » il s’adresse à mon public qui m’a tout donné, qui a fait de ma vie une sorte de rêve éveillé. Il m’a donné tous les bonheurs du monde. Je veux lui dire « merci ».

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Considérez-vous avoir réussi à être une femme libre ?

Juliette Gréco Absolument. Et j’ai réussi à être intègre. L’argent sur la table, on m’en a donné pour chanter certaines choses, ils sont repartis avec leur argent dans leur poche. Je n’ai jamais réussi à trouver quelqu’un d’assez riche pour me faire renoncer à ma liberté de penser. Jamais.

C’était le 24 avril au Palais d’Auron, 20 heures.

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