« La nuit au cœur »: un roman hommage aux victimes de féminicides

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"La nuit au coeur" : Nathacha Appanah publie un roman poignant en hommage aux victimes de féminicides. Photo Francesca Mantovani

Le Book club de We Culte/« La nuit au coeur ». En retraçant le calvaire de sa cousine Emma, de Chahinez Daoud et sa propre expérience, Nathacha Appanah construit un roman fort, rendant hommage aux victimes de féminicides, mais éveillant aussi les consciences. Un livre plus que jamais nécessaire.

« La nuit au coeur » : Nathacha Appanah nous offre un miroir de la société, d’un pays qui n’a très longtemps pas voulu voir l’ampleur du phénomène, détournant le regard sur les féminicides

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« La Nuit au coeur » de Nathacha Appanah

Commençons par présenter les trois hommes, par ordre d’apparition dans le roman. Il y a d’abord MB, le maçon né en Algérie. Il vit désormais en France et gagne sa vie en s’usant sur les chantiers de l’Île-de-France. Quelquefois, il se paie une sortie, boit, fume et danse.
RD est quant à lui chauffeur dans un ministère. Une place enviable un statut dont il est fier. Lui s’offre des sorties au casino. Enfin, il y a HC, journaliste et poète. Une voie qu’il a choisie après avoir quitté le séminaire et renoncé à être prêtre. S’il a réussi dans le journalisme, il se voit d’abord poète.

S’ils se retrouvent tous trois enfermés dans une même pièce,  c’est parce que la romancière en a décidé ainsi. Car sa seule arme, c’est l’écriture. C’est le pouvoir des mots. Celui de raconter comment trois hommes ont fait vivre l’enfer à leurs conjointes – qu’ils sont censés aimer – jusqu’à leur donner la mort pour deux d’entre elles.

Mais avant de raconter ces féminicides, Nathacha Appanah va revenir sur sa propre expérience qui éclaire d’une lumière crue l’intérêt porté à ces « faits divers ».
À peine sortie de l’adolescence,  elle rencontre HC, un journaliste, un poète qui présente bien, parle bien et représente pour la jeune fille d’alors un idéal à atteindre. Lorsqu’il lui confie avoir écrit un poème à son intention, elle est éblouie.

Ce qui se passe alors est terrifiant. « C’est un homme qui a plusieurs mains et chaque main a plus de cinq doigts. Parfois il a une main sur mon épaule, sur mes lèvres, parfois une autre sous mes fesses, une autre encore pour maintenir mes cuisses qui tressaillent. Il est ici, là, partout. C’est un lichen qui s’étale, un champignon qui s’installe, une liane qui s’enroule. Ce n’est pas violent, mais ce n’est pas doux. C’est autoritaire et sournois. Il est un maître, c’est lui qui sait, c’est lui qui dit. Je suis ici mais je suis aussi très loin, dehors, sur une grande plaine verte avec des fleurs. Je suis un être humain mais j’ai la masse d’une minuscule fourmi. Je flotte mais je pèse des tonnes sur ce divan. J’écoute mais ce que j’entends n’a pas de sens. Un crissement de poils, un frottement de tissu, j’attends un murmure, un mot. Ce qui se passe n’a pas de début ni de fin. »



La relation toxique s’installe dans la durée, l’emprise va durer plusieurs années avant qu’enfin la narratrice parvienne à échapper à son prédateur. Une chance que n’aura pas Chahinez Daoud, dont l’assassinat particulièrement cruel avait ému la France entière. Il l’avait rattrapée en pleine rue, lui avait tiré dessus avant de l’asperger d’essence et la brûler vive.

L’autrice de Tropique de la violence n’a pas oublié qu’elle était aussi journaliste. Elle a enquêté, retrouvé les parents de Chahinez et retrace son parcours, allant même jusqu’à assister à la reconstitution du meurtre, pour les besoins de l’enquête. Un drame qui se double de dysfonctionnements en série qui auront fini par coûter la vie à cette mère de famille exemplaire.

À Maurice, sa cousine Emma connaîtra le même sort. Rattrapée en voiture par son mari, chauffeur de ministre, il va heurter sa femme avec sa berline avant de lui rouler dessus et de la jeter dans le fossé. Là encore, la romancière se transforme en enquêtrice, lit les rapports et la presse, se rapproche des témoins, chercha à comprendre l’enchaînement des faits.

« J’ai souvent imaginé ce travail comme une spirale. Au centre de cette spirale, il y a Emma et Chahinez et un bout de moi-même. Une extrémité de la courbe s’approche de ce centre et l’autre extrémité s’en éloigne. La spirale tourne en permanence et je suis loin du centre. Il me faut l’atteindre sans me presser, sans brûler les étapes, j’avance doucement, je m’enroule, je lis des dizaines de livres, je regarde des documentaires, je lis des récits et je me fais l’effet d’une fourmi qui amasse, qui stocke, qui prépare, qui creuse un sillon invisible aux autres, parfois flou pour elle-même mais qui ne peut s’arrêter car la spirale est devenue hypnotique désormais. »

Il fallait une plume aussi sensible que celle de l’autrice de Rien ne t’appartient ou Le ciel par-dessus le toit pour s’approcher au plus près de cet indicible, pour décrire l’emprise, la peur, mais aussi l’espoir que les choses finiront par s’arranger.

Avec doigté, sans jamais nier le doute qui l’accompagne dans son projet de livre, l’autrice décrit les mécanismes de la possession et rend hommage à ses victimes.

Ce faisant, elle nous offre un miroir de la société, d’un pays qui n’a très longtemps pas voulu voir l’ampleur du phénomène, détournant le regard sur les féminicides ou allant même jusqu’à trouver des circonstances atténuantes à ces « crimes passionnels ». Un livre utile, un témoignage poignant, un cri qui déchire la nuit au cœur.

Henri-Charles Dahlem


Henri-Charles Dahlem
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A propos de l’autrice

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Nathacha Appanah © Photo Francesca Mantovani

Nathacha Appanah est romancière. Ses romans ont été récompensés par plusieurs prix littéraires et traduits dans de nombreux pays. La nuit au cœur est son douzième livre. (Source : Éditions Gallimard)


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Henri-Charles Dahlem