Le Book Club de We Culte/« Entre toutes ». Dans « Entre toutes », son nouveau roman, Franck Bouysse retrace, avec une délicate pudeur, le portrait d’une femme simple née en 1912 dans une ferme isolée : celui de sa grand-mère. Une vie de labeur, d’amour et de résilience. Une fresque intime et universelle.
« Entre toutes » de Franck Bouysse : son roman le plus personnel, le plus dépouillé et l’un des plus touchants
« Nous sommes capables de cartographier le génome humain, d’identifier les anomalies, mais nous ne sommes pas en mesure d’évaluer quelle part du vécu de nos aïeuls nous imprègne réellement, ce bruit de fond dans nos cellules qui rôde comme un fantôme. »
Partant de ce constat, Franck Bouysse a tenté, en plongeant dans les souvenirs et les récits intimes, de raconter la vie de sa grand-mère, partie une nuit de février, un jour avant son quatre-vingt-huitième anniversaire, sur un lit d’hôpital, à quarante kilomètres de la ferme des Vieilles Granges où elle avait toujours vécu. « Elle redoutait de devenir un poids… Elle ne souhaitait rien d’autre qu’en finir discrètement, ainsi qu’elle avait vécu. »
C’est sur cette disparition sans fracas, dans la discrétion même de l’existence qu’elle a menée, que s’ouvre « Entre toutes« . A la fois hommage et reconstitution, cette chronique d’une vie anonyme déroule tout un siècle.
Son fils entreprend de lui redonner voix, à partir de fragments, d’odeurs, de gestes, de mots prononcés ou tus. « Pourquoi ne pas raconter son histoire, une histoire, à ma façon, même si je n’en connais que des bribes, même si je mentirai parfois. » Cette démarche assumée révèle toute l’humilité du projet : « J’éclairerai les ombres avec ce que je crois, moi, et nul autre que moi. Ma propre mémoire a travaillé la sienne et celle de ceux qui l’ont connue. »
Là réside la puissance romanesque du livre : dans ce geste de transmission, ce « je » qui se fait relais d’une mémoire collective, de toutes ces Maries dont les noms se sont « perdus au jour de leurs noces ».
Marie est une femme de peu de mots mais de grande présence. Elle incarne ces femmes qui cachaient leur souffrance derrière un sourire « offert à tous, sans distinction, au familier comme au visiteur ». Une vie de labeur, au rythme des saisons, des guerres, des enfants. Elle est de celles dont « la chance poussa rarement la porte », mais qui savaient « accommoder les restes de bonheurs accrochés à leurs souvenirs ».
Ce portrait d’une infinie tendresse dit l’enfance de Marie à travers une riche sensualité. Le souvenir de la mère s’incarne dans une odeur, une odeur de paille torréfiée mêlée à celle de la sueur, portée sur le dos de sa mère Anna comme « un petit être siamois babillant, incrusté à la colonne vertébrale d’un corps d’adulte ».
Parmi les scènes marquantes, celle du mariage avec Clément, en octobre 1930, bouleverse par sa simplicité : « Ils firent pour la première fois l’amour dans le lit du jeune marié et s’endormirent dans les bras l’un de l’autre. »
Rien de grandiloquent, juste l’émotion d’un instant partagé, la naissance d’un couple dont l’amour, sans emphase, deviendra force de résistance au quotidien. Clément, pour Marie, c’est « un arc-en-ciel révélant des trésors insoupçonnés », un homme capable de lui apprendre à « déchiffrer le monde qui l’entourait, à faire du banal apparent le plus beau des enchantements ».
Ce bonheur simple, fait de gestes et de rêves partagés, s’enracinait dans le peu : « Ils avaient conscience de n’être pas bien riches d’argent, mais de choses autrement précieuses. » Mais le destin les éprouve. La mort de Clément, en 1947, marque la fin d’un monde. « Ce qui s’était éteint cette nuit… c’était un feu qui ne serait jamais transmis. » Et pourtant, c’est bien ce feu-là que Bouysse tente de ranimer.
Le roman dépeint aussi avec justesse les traumatismes de la Grande Guerre à travers la figure de Louis, le père de Marie. Revenu du front, il « gardait les mots à l’intérieur, par crainte qu’il s’en échappe de terribles dont il voulait préserver sa famille. La guerre était en lui, les scènes de massacres étaient en lui, n’en sortiraient jamais ». Ces hommes « avaient certes trouvé la sortie d’un enfer, mais les démons avaient suivi leurs traces ».
Le style de Bouysse se fait ici retenu, plus charnel. Sous le portrait de cette femme discrète, c’est tout un XXe siècle rural qui se dessine : la Grande Guerre, la grippe espagnole, la modernité galopante. Mais loin d’en faire une chronique historique, Bouysse interroge surtout ce que la transmission signifie, ce qu’il reste de nous quand tout semble balayé.
C’est pourquoi le roman est traversé de silences et de doutes. Mais ce sont ces incertitudes qui font la vérité du texte. Une vérité sensible, subjective, vibrante. « Une flamme vacillante vaut mieux que pas de flamme du tout ».
« Entre toutes » poursuit ce travail de fouille sensible du passé entamé dans ses précédents romans tels que Né d’aucune femme (2019, Prix des Libraires), ou Buveurs de vent (2020, Prix Jean-Giono), mais adopte une forme plus intime, presque testamentaire. Un récit profondément humain, tissé de mémoire, de silences et de gestes.
C’est sans doute son roman le plus personnel, le plus dépouillé et l’un des plus touchants. Une manière d’écrire : « Tu n’es plus là, mais je te devine dans tout ce que j’ai été. »
Henri-Charles Dahlem
- « Entre toutes » Franck Bouysse. Éditions Albin Michel. Roman, 288 p., 21,90 €. Paru le 20/08/2025
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À propos de l’auteur
Franck Bouysse naît en 1965 à Brive-la-Gaillarde. Il partage son enfance entre un appartement du lycée agricole où son père enseigne et la ferme familiale tenue par ses grands-parents. Il y passe ses soirées et ses week-ends, se passionne pour le travail de la terre, l’élevage des bêtes, apprend à pêcher, à braconner…
Sa vocation pour l’écriture naîtra d’une grippe, alors qu’il n’est qu’adolescent. Sa mère, institutrice, lui offre trois livres pour l’occuper tandis qu’il doit garder le lit : L’Iliade et L’Odyssée, L’Île au trésor et Les Enfants du capitaine Grant. Il ressort de ses lectures avec un objectif : raconter des histoires, lui aussi. Après des études de biologie, il s’installe à Limoges pour enseigner.
Pendant ses loisirs, il écrit des nouvelles, lit toujours avidement et découvre la littérature américaine, avec notamment William Faulkner dont la prose alimente ses propres réflexions sur la langue et le style. Jeune père, il se lance dans l’écriture de ses premiers livres : il écrit pour son fils les romans d’aventures qu’il voudrait lui offrir plus tard, inspiré des auteurs qui ont marqué son enfance : Stevenson, Charles Dickens, Conan Doyle, Melville… Son travail d’écriture se poursuit sans ambition professionnelle. Le hasard des rencontres le conduit à publier quelques textes dans des maisons d’édition régionales dont la diffusion reste confidentielle.
En 2013, il déniche une maison en Corrèze, à quelques kilomètres des lieux de son enfance. La propriété est vétuste, mais c’est le coup de cœur immédiat. Il achète la maison qu’il passera plus d’une année à restaurer en solitaire. Alors qu’il est perdu dans ce hameau désolé, au cœur de ce territoire encore sauvage, un projet romanesque d’ampleur prend forme dans son esprit. Un livre voit le jour et, poussé par un ami, Franck Bouysse entreprend de trouver un éditeur.
Grossir le ciel paraît en 2014 à La Manufacture de livres et, porté par les libraires, connaît un beau succès. La renommée de ce roman va grandissant : les prix littéraires s’accumulent, la critique s’intéresse à l’auteur, un projet d’adaptation cinématographique est lancé. Ce livre est un tournant. Au total, près de 100 000 exemplaires seront vendus. Suivront Plateau, puis Glaise, Prix des lecteurs de la Foire du livre de Brive), Né d’aucune femme (La Manufacture de livres, 2019 ; Prix des libraires, Prix Babelio, Grand prix des lectrices de Elle…), Buveurs de vent (Albin Michel, 2020 ; Prix Giono) et Fenêtre sur terre (Phébus, 2021). En 2022, avec Été brûlant à Saint-Allaire, il écrit son premier scénario original de bande dessinée pour le dessinateur Daniel Casanave. (Source : Éditions La Manufacture de livres/ Albin Michel)