Le Book Club de We Culte. Avec L’Albatros Raphaël Enthoven signe son premier récit autobiographique. Il y évoque sa mère Catherine David, critique littéraire et pianiste amateur de talent, emportée par la maladie de Parkinson. Un hommage bouleversant à celle qui l’a initié à la beauté des mots et des notes.
L’Albatros : Ce livre bouleversant réconcilie définitivement Raphaël Enthoven avec sa mère et nous réconcilie avec lui
« Ma mère était l’ambassadrice d’un pays disparu, mandataire d’une joie qui ne passe pas, hôtesse d’une fête éternelle. Et c’est de là qu’il faut partir, de ce bonheur indicible, de cette note continue, de ces années qui n’étaient pas d’insouciance et qui avaient leurs soucis mais où la musique régnait sans partage. »
Catherine David n’était pas pianiste professionnelle, qu’importe. Elle jouait « divinement », dit son fils. Son répertoire était maigre, son interprétation « inouïe ». Dans son appartement du sixième étage donnant sur la Butte Montmartre, elle travaillait inlassablement le Nocturne de Chopin, cet « hymne de leurs retrouvailles et baromètre de ses progrès ». Ou l’Intermezzo de Brahms que son fils fredonnait sans même en connaître l’auteur.
Quand elle jouait, « les fleurs ne parlaient plus, les oiseaux piaillaient plus discrètement, les dealers de la Butte trafiquaient sans bruit ». Tout le monde écoutait cette Orphée.
Raphaël Enthoven admirait ce savoir qu’il n’aurait jamais. Sa mère transformait « des hiéroglyphes en mélodies », cette « Champollionne Maman » qui lui révélait les secrets de l’art. Elle était de ces « gais laboureurs » qui s’accrochent aux notes comme à des bouées, passant des mois sur une partition comme « Frenhofer sur sa toile », pour en capter chaque détail, chaque inflexion. Des rêves de jeune fille servis par une ténacité de son ancêtre mosellan qui remplaçait l’espoir par l’obstination.
Puis survient le drame, insidieux d’abord. La main gauche se met à trembler, à se rigidifier. Les premiers signes de Parkinson s’immiscent dans cette vie dédiée à la beauté. « Certaines maladies vous laissent intact, et vous apprenez à développer une vie intérieure si riche qu’aucun mal, aucune paralysie ne peut en entamer la saveur. Parkinson, lui, s’attaque directement à la vie intérieure, où, comme un virus, il introduit ses décrets. Parkinson est une maladie de l’âme, un obstacle interne, une énergie délibérément bridée. »
La maladie progresse inexorablement. Les conversations se raréfient, les silences s’installent comme une marée montante. Cette femme s’éteint lentement, laissant derrière elle un fils qui découvre alors tout ce qu’il lui doit.
Il retrouve dans les œuvres de celle qui fut romancière, essayiste et critique littéraire un viatique qui l’accompagne toujours, à l’image de cette Lettre ouverte à ma main gauche et autres essais sur la musique (2017) qui prend aujourd’hui une résonance tragique. Théoricienne du « dilettantisme passionné », elle refusait toute hiérarchie artistique. « Wagner n’annule pas Debussy, Victor Hugo n’efface pas Lamartine », proclamait-elle avec cette générosité intellectuelle qu’elle a transmise à son fils.
Leurs conversations mêlaient Proust et Camus, Bach et Schumann, dans un joyeux désordre érudit. Raphaël Enthoven nous fait partager ces échanges savoureux : sa mère découvrant La Recherche à dix-sept ans pendant une cure thermale, leurs projets de concert mêlant littérature et musique, ces moments de complicité qui rachètent toutes les disputes. Avec un humour délicat servi par de nombreuses formules qu’elle répétait à l’envi, comme « Il n’y a qu’un seul Dieu et nous n’y croyons pas. »
L’écriture de l’auteur de L’Albatros épouse les méandres de sa douleur, tantôt tendre, tantôt révoltée, notamment face au corps médical qui fait montre de cruauté au lieu de compassion.
On n’oubliera pas non plus les pages qui disent les défaillances d’un fils imparfait, ces visites écourtées par dégoût, ces appels nocturnes ignorés, cette culpabilité qui le ronge. « On ne fait jamais assez de bien, mais toujours le mal une fois de trop ».
Sa mère meurt seule, un matin, après une dernière nuit dont il ne saura rien. Cette femme qui l’appelait « ma merveille » s’en va sans lui.
Entre confession intime et méditation philosophique, le roman débouche sur une réflexion universelle sur la maladie, l’art et la transmission, de laquelle sourd une émotion brute. L’Albatros tire son titre de Baudelaire, et comme le poète maudit, Catherine David était de ces êtres inadaptés au quotidien mais touchés par la grâce.
Une mère « empotée, maladroite, mal à son aise » qui tutoyait les anges de sa plume et devant son piano.
Ce livre bouleversant réconcilie définitivement Raphaël Enthoven avec sa mère et nous réconcilie avec lui. Car derrière le polémiste se cache un fils meurtri qui a su transformer sa douleur en chef-d’œuvre d’amour filial.
Henri-Charles Dahlem
- L’Albatros Raphaël Enthoven. Éditions de l’Observatoire. Roman, 256 p., 22 €. Paru le 20/08/2025

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A propos de l’auteur

Né en 1975, Raphaël Enthoven est essayiste, animateur de radio, chroniqueur et professeur de philosophie. Il est l’auteur de nombreux ouvrages et avec son père Jean-Paul Enthoven du Dictionnaire amoureux de Proust (Plon), lauréat du Prix Fémina dans la catégorie Essai en 2013. (Source : Éditions de l’Observatoire)





