« Le bel obscur » de Caroline Lamarche : Une famille très singulière

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"Le bel obscur" de Caroline Lamarche : un roman aussi troublant qu'original

Le Book club de We Culte/Le bel obscur. Caroline Lamarche signe « Le bel Obscur », un roman aussi troublant qu’original dans lequel elle tisse un fil entre deux destins séparés par plus d’un siècle : celui d’Edmond, ancêtre du XIXe siècle, et celui de Vincent, son mari qui se découvre homosexuel. Un récit intime et courageux qui explore un territoire rarement défriché.

« Le bel Obscur » : Caroline Lamarche démontre son habileté à traiter des thèmes délicats avec sensibilité et signe là l’un des textes les plus singuliers de cette rentrée littéraire

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« Le bel Obscur » de Caroline Lamarche

En explorant son arbre généalogique, la narratrice découvre une branche oubliée, celle d’un certain Edmond (1834-1865) qui l’intrigue au plus haut point. « Je me suis précipitée sur cette voie de traverse dans l’espoir de faciliter le chemin vers l’élucidation de mon propre destin. » Dans un dossier, elle découvre deux photos, dont celle du bandeau du livre. Thomas, son grand-cousin, lui confie : « C’est une photo plus grande, où il est travesti. » Un homme mystérieux que la narratrice qualifie joliment de « bel obscur ».


Des informations parcellaires qu’elle entend combler en ayant recours à la graphologie puis à un médium chargé de faire parler les morts et enfin à une astrologue qui finira par lui confier qu’Edmond et elle sont des « jumeaux astrologiques ».

« J’en conclus que je puis être pour lui à la fois une sœur et une mère. Sœur d’âme par la proximité de nos configurations astrales ; mère adoptive par mon désir de le réintégrer dans la famille. Mais peut-on à ce point s’emparer d’un mort ? Et d’un mort qui n’aimait pas les femmes ? » Cette dernière question explique sans doute l’intérêt de la narratrice pour cet ancêtre au moment où elle découvre que Vincent, son mari, est attiré par les hommes.

Dans le couple – ils sont mariés et parents de deux filles – le quotidien est bouleversé, car soudain un nouvel homme s’installe dans la maison. Brian, le premier amant, se révèle prévenant envers cette épouse qui accepte la situation. Il lui offre des livres. Au fil des mois puis des ans, ce ménage à trois prend un caractère « ordinaire ».

Chacun est désormais libre de sa sexualité. « Et puis se séparer pour quoi ? Que deviendraient notre entente, nos filles, notre maison si nous faisions comme tout le monde ? Il ne voulait pas me perdre, moi non plus. » La narratrice ajoute, lucide : « Vincent était l’élément solaire du couple, admiré par mes amies, ma famille, nos voisines et ses collègues de travail. Moi, entre le soin aux enfants et un mi-temps professionnel, je menais une existence discrète, presque grise. » Les magazines féminins et leurs recettes pour « maman solo » ne font que « réinventer à notre usage le supplice de Sisyphe ».



Pourtant, lorsqu’elle est invitée à suivre mari et amant dans les clubs gay, une impression persistante de ne pas être à sa place se développe. En fait, elle fait vite le constat d’une asymétrie troublante dans leur arrangement. Il ne fonctionne que dans un sens, car elle refuse la présence de son propre amant, l’homme de l’eau rencontré à la piscine, au sein de son foyer.

Notons à ce propos que l’élément aquatique traverse tout le roman. Edmond en nageur courageux qui « le 21 mars 1862, a sauvé deux jeunes gens qui se noyaient dans la Meuse », comme le précise le diplôme décerné par la Ville de Liège. La narratrice pratique la natation puis l’apnée, où elle rencontre justement son futur amant. Comme si l’eau symbolisait à la fois le danger et la renaissance, la noyade et le sauvetage.

Voulant mieux comprendre sa situation, elle lit Virginia Woolf, Marguerite Duras, Vita Sackville-West, Oscar Wilde et cherche des ouvrages consacrés aux femmes d’homosexuels et découvre un territoire largement inexploré. Cette place à part dans l’histoire des genres et des sexualités, demeure invisible dans les études.

Caroline Lamarche examine cette situation qui conteste les standards établis avec une clarté d’esprit. Son style, à la fois minimaliste et chargé, parvient à exprimer l’indicible sans jamais tomber dans le voyeurisme. Elle termine par cette pensée splendide : « Si je m’interroge sur la finalité de l’écriture de ces pages, il me semble que j’ai cherché à décrire la marche de deux êtres qui défrichent un champ commun à la manière des bœufs ou des chevaux reliés par le front. Sauf qu’il n’est pas besoin de joug taillé dans le bois pour des époux dont chacun a son propre territoire. Une main donnée dans le sommeil, s’enlacer quand on marche, les fils invisibles qui vous lient par le front, je veux dire par la pensée et le rêve, voilà qui constitue ce lien inflexible mais léger qui résiste à la séparation. »

Figure majeure de la littérature belge francophone. Caroline Lamarche démontre son habileté à traiter des thèmes délicats avec sensibilité et signe là l’un des textes les plus singuliers de cette rentrée littéraire. Le jury du Prix Goncourt ne s’y est pas trompé en incluant le roman dans sa sélection.

Henri-Charles Dahlem


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A propos de l’autrice

Caroline Lamarche © Photo Belgaimage

Caroline Lamarche est née à Liège. Son œuvre, qui comprend des romans, des nouvelles, des poèmes, des textes pour la radio, la scène et l’art, témoigne d’un éclectisme et d’une hardiesse renouvelés de livre en livre. Bénéficiant d’une reconnaissance critique et publique depuis Le Jour du chien (Les Éditions de Minuit), qui obtint le prix Rossel, elle a récemment été couronnée du Goncourt de la nouvelle pour Nous sommes à la lisière (Gallimard). (Source : Éditions du Seuil)

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