Le Book Club de We Culte/« L’Oreille Absolue ». Dans son nouveau roman polyphonique, L’Oreille absolue, Agnès Desarthe orchestre avec brio les rencontres fortuites et les liens invisibles qui unissent les êtres, révélant comment une simple harmonie municipale peut devenir le théâtre d’une partition humaine d’une rare justesse.
« L’Oreille absolue » : une méditation sur l’art de percevoir la musique du monde, cette symphonie discrète mais essentielle qui unit tous les êtres dans leur quête de sens.
Comment naît un roman ? Grâce à Agnès Desarthe cette question trouve une réponse joliment illustrée par l’exemple et nous offre la meilleure des introductions à une rentrée littéraire très alléchante. Une fois n’est pas coutume, on commencera par la fin et les pages de remerciements qui nous éclairent sur la genèse de ce roman choral (une expression qui n’a jamais mieux porté son nom).
L’autrice nous explique que dans « sa première version, ce texte a fait l’objet d’une commande passée par la Scène Nationale de Dunkerque pour la saison 2022/2023 ». Ces « Histoires en série », nées lors d’une « résidence hors les murs », forment la matière de base du livre.
Cette genèse théâtrale explique en grande partie la réussite de ce roman où chaque personnage semble avoir été pensé comme un rôle à part entière, avec sa voix propre et sa partition dans l’ensemble. L’histoire se déploie autour d’une harmonie municipale qui devient le point de convergence de destins apparemment disparates (on pourra y reconnaître L’Orchestre d’Harmonie de Gonneville-la-Mallet).
Au cœur de cette mécanique narrative délicate, un petit garçon intenable rencontre un homme au bout du rouleau. Une femme retrouve son amant disparu, tandis qu’un musicien prépare un concours avec un jeune prodige qui ne sait pas lire une note. Deux adolescents filent à moto sans casque, et tous ces personnages gravitent autour d’une fillette timide, dotée d’une oreille absolue, qui observe les fils invisibles qui les relient.
De retour dans son petit village pour le concert donné par l’harmonie municipale, tous ses souvenirs lui reviennent. Que cherche-t-elle, qu’espère-t-elle, elle la petite fille que personne ne voyait ? Cette enfant devient le témoin privilégié d’un ballet humain où chaque personnage porte ses blessures et ses espoirs, dans un monde où la musique révèle les harmonies secrètes de l’existence.
Le roman s’ouvre sur une atmosphère hivernale saisissante : « Autour du bourg il y a la nuit. Au centre, la mairie. » Le décor est planté. Agnès Desarthe excelle dans l’art de croquer les détails pittoresques : « Quelques décorations de Noël, loupiotes entrelacées dans les branches des micocouliers, oursons translucides éclairés de l’intérieur et lutins au bonnet rouge clignotant, ponctuent l’obscurité. »
L’autrice tisse avec minutie les trajectoires de ces êtres en quête de sens, révélant comment la musique devient un langage universel capable de réunir les solitudes. Dès les premières pages, elle installe une atmosphère particulière où le quotidien le plus prosaïque – une réunion du conseil municipal – côtoie des préoccupations existentielles plus profondes.
Dans cet admirable roman polyphonique, Agnès Desarthe s’amuse à nouer et dénouer les destins par le seul jeu de l’écriture. Dès l’ouverture, elle démontre sa maîtrise du regard multiple : tandis que se déroule la réunion du conseil municipal, elle glisse vers Matis qui sort de la boulangerie et transforme un simple tracteur en créature fantastique. « De loin on dirait un monstre pourvu d’une énorme tête. C’est ce que pense Matis (…) Mais la seconde d’après, il se dit que ça ressemble à un dinosaure. » Cette capacité à basculer d’un personnage à l’autre, d’une perception à une autre, révèle une technique narrative sophistiquée où chaque voix apporte sa propre mélodie à la partition d’ensemble.
Voilà comment se révèle l’extraordinaire dans l’ordinaire, transformant une simple réunion de conseil municipal en théâtre des émotions humaines. Le maire, affectueusement surnommé « Monsieurlemaire », incarne cette humanité touchante. Confronté aux questions prosaïques de la gestion communale – « Nos morts, on ne sait plus où les mettre. Le cimetière est plein » –, il révèle aussi une mélancolie plus profonde face à un monde qui lui échappe : « Comme lui, les habitants du village, réunis dans la salle des fêtes pour le concert de Noël, revivent pèle-mêle peines et joies brassées par la musique, car c’est un hiver lumineux et sec où rien ni personne ne semble vouloir mourir, si bien que pour un temps, seuls les souvenirs, comme des guirlandes colorées dans la nuit, occupent les esprits et font verser des larmes ou monter des sourires. » Cette dimension universelle de ses personnages, tous marqués par leurs fragilités et leurs aspirations, touche directement au cœur.
Cet art du détail révélateur transforme les gestes les plus anodins en révélateurs de caractère : « Bianca, comme par un réflexe conservé depuis l’école, pose son avant-bras sur la feuille où rien n’est encore écrit »,« Bertrand a gardé son manteau. Il a taché sa chemise et n’aime pas avoir l’air négligé. » Chaque personnage existe pleinement avec ses tics, ses pudeurs et ses petites lâchetés.
On alterne entre réalisme et poésie, de la description technique – « La température baisse d’un degré. On passe sous zéro – à l’évocation lyrique : « Les insectes enterrés perçoivent le carillon des tiges que le gel fige au-dessus d’eux. »
Ce roman aurait pu être un conte ou une fable philosophique avec une bonne fée qui réorganise le désordre semé par l’injustice sociale en attribuant à la petite fille un don : l’oreille absolue. Cette oreille absolue devient bien plus qu’un simple talent musical : elle symbolise la capacité à percevoir les harmonies cachées de l’existence, à déceler les connexions invisibles entre les êtres.
Desarthe transforme ainsi ce don en allégorie de la création artistique et de la compréhension humaine, confirmant ainsi sa place parmi les voix les plus justes de la littérature française contemporaine. Elle nous révèle comment les hasards apparents de la vie cachent souvent des harmonies secrètes.
Dans cette géographie littéraire qu’elle dessine livre après livre, Desarthe nous offre une œuvre profondément émouvante qui célèbre la beauté des liens humains et la persistance de l’espoir face aux épreuves de l’existence. Plus qu’un simple roman, L’oreille absolue constitue une méditation sur l’art de percevoir la musique du monde, cette symphonie discrète mais essentielle qui unit tous les êtres dans leur quête de sens.
Henri-Charles Dahlem
- « L’oreille absolue » Agnès Desarthe. Éditions de l’Olivier. Roman, 144 p., 19,50 €. Paru le 22/08/2025.
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A propos de l’autrice
Agnès Desarthe est née en 1966, normalienne et agrégée d’anglais, elle est l’autrice de nombreux livres. Depuis son premier – Je ne t’aime pas, Paulus, en 1992 –, elle en a écrit plus de trente pour les enfants et les adolescents, où elle aborde les grandes questions de la vie avec une grâce faite d’humour et de tendresse.
Romancière, elle a publié notamment : Un secret sans importance (prix du Livre Inter 1996), Dans la nuit brune (prix Renaudot des lycéens 2010) ou encore La chance de leur vie. En 2015, Ce cœur changeant a remporté le prix littéraire du Monde. L’éternel fiancé (2021), finaliste du prix Goncourt et du prix Femina, connait un beau succès de librairie, tout comme Le château des Rentiers (2023). Elle a aussi signé des pièces de théâtre et des traductions de l’anglais. Elle a notamment traduit les auteurs Lois Lowry, Anne Fine, Jay McInerney, Virginia Woolf ou Cynthia Ozick. Agnès Desarthe vit en Normandie avec son mari et ses enfants. Source: Agence Trames