Le Book club de We Culte. Avec « Les promesses orphelines » Gilles Marchand déploie son art du récit, tissé de mélancolie et de poésie, pour raconter l’histoire de Gino. Le jeune garçon, dans les années 1950-60 sera confronté à la perte, à l’absence, et au silence des adultes. Avec son humour et sa délicatesse, il sonde les promesses non tenues de l’enfance.
« Les promesses orphelines » de Gilles Marchand, conteur des absences et des rêves brisés
Gino à grandi dans la France des années 1950, une période où tous les rêves étaient permis. Les Trente glorieuses et un se passionnait pour la conquête spatiale. De nouveaux horizons s’ouvraient. Pour Gino aussi, l’avenir s’annonçait bien. À la fête du petit village près d’Orléans où ses parents avaient acheté une maison de campagne, il avait vu apparaître, à travers une boule à neige, une superbe jeune fille. Puis disparaître.
C’est en la recherchant qu’il fera la connaissance de Jacques, un garçon solitaire, un peu à la marge, avec qui l’amitié s’impose comme une évidence. Ensemble, ils parlent de tout : de trains, de rêves, de mystères. Et surtout, de leurs pères. Gino explique que le sien « était venu en France dans les années 1930 pour fuir le fascisme et travailler dans les chemins de fer en région parisienne.
C’est là qu’il avait rencontré ma mère, qui prenait des photos de trains et de voies ferrées. Comme mon père était malin, il a par la suite été embauché dans une autre maison, comme on disait. Et encore une autre. Et puis il a été repéré et il a gravi les échelons jusqu’à devenir quelqu’un d’important qui travaillait sur le plus haut téléphérique du monde. »
Ce père, qui les emmenait dans sa petite camionnette qui avait fait partie de la caravane du Tour de France, faisait la navette entre Paris et l’aiguille du Midi où se construisait le téléphérique. Mais un jour, il n’est pas revenu. Un véhicule l’avait heurté et tué. À la douleur de l’absence s’ajoutera la décision prise par sa mère de quitter Paris pour s’installer dans leur maison de campagne où une nouvelle vie les attendait. « Mon enfance s’est achevée comme ça. Des étés très longs, des hivers très longs.
Les années 1950 se terminaient, les années 1960 s’apprêtaient à débouler, tapies dans un angle du calendrier. Le monde continuait de changer à toute allure. Je le contemplais depuis la fenêtre de ma chambre. J’ai eu douze ans, j’ai eu treize ans, j’ai eu quatorze ans. Même champ, mêmes arbres, mêmes nuages paresseux dans le ciel. Et pourtant, partout ailleurs, c’était la course au progrès. On parlait d’acheter un téléviseur, un aspirateur, un lave-linge.
On nous disait qu’il fallait être heureux. Alors, on tâchait de l’être pour ne pas fâcher la vie. »
La modernité frappe à la porte, mais dans le cœur du jeune garçon, tout semble figé dans une attente infinie. Jusque ce qu’il découvre au fil de ses lectures – sa Vieille Tante a pris l’habitude de lui préparer des coupures de journaux traitant des progrès scientifiques – un article détaillant le projet de l’Aérotrain. Il se dit alors que le développement de l’invention de Jean Bertin dans sa région est une chance à saisir.
Il suit avec assiduité les étapes de développement, n’hésite pas à écrire à l’ingénieur et va participer à la construction de la ligne de 18 km entre Ruan, au nord d’Artenay et Saran. Mais, avec la mort de Pompidou et l’arrivée de Giscard d’Estaing, les financements vont s’arrêter et l’Aérotrain cédera la place au TGV. C’est la fin des belles promesses.
Dans « Les promesses orphelines », avec son formidable talent de conteur, Gilles Marchand écrit l’enfance comme une sorte de pays fantôme, traversé de visions qu’on ne saura jamais tout à fait expliquer, puis l’adolescence comme une recherche complexe, une quête sans cesse renouvelée de promesses impossibles. Sa phrase coule, précise, souvent teintée d’humour, et pourtant toujours sur le fil du sensible. Car pour Gino, le père absent reste au centre de ses préoccupations, comme un deuil qu’il ne sait pas nommer.
Et si l’époque défile en arrière-plan, avec ses avancées techniques, ses slogans d’optimisme – le roman est ponctué de « réclames », comme on disait à l’époque pour parler de la publicité – elle ne peut guérir l’absence, le vide abyssal.
Entre réalisme poétique, souvenirs lacunaires et fictions réparatrices, l’auteur poursuit l’œuvre entamée avec Une bouche sans personne, avec déjà un narrateur abîmé par la vie et un univers de mots destiné à le faire tenir debout. Puis, avec Un funambule sur le sable, il faisait du handicap un territoire imaginaire où l’amour devenait un exercice d’équilibre.
Dans Requiem pour une apache, il explorait la mémoire d’un quartier, les marges sociales et les fidélités silencieuses. Le soldat désaccordé portait quant à lui ce regard décalé sur la Grande guerre. Il s’agissait alors de survivre à l’horreur par la beauté et la musique. Et si la mélancolie est une compagne constante de l’écrivain, avec « Les promesses orphelines », il trouve ici une nouvelle fois les ingrédients pour nous toucher au cœur.
Henri-Charles Dahlem
- « Les Promesses orphelines » Gilles Marchand. Éditions Aux Forges de Vulcain. Roman,288 p., 20 €. Paru le 22/08/2025
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A propos de l’auteur
Gilles Marchand est né en 1976 à Bordeaux. Batteur dans un groupe de rock, il se tourne vers l’écriture de nouvelles en 2010. Son premier roman, Le Roman de Bolaño en 2015 aux éditions du Sonneur, est écrit en collaboration avec Éric Bonnargent, et suscite l’enthousiasme des libraires et des lecteurs du romancier Roberto Bolaño. C’est avec son premier roman solo qu’il rencontre un grand succès: Une bouche sans personne est publié en 2016.
D’abord sélectionné parmi les « Talents à suivre » par les libraires de Cultura, il remporte le prix Libr’à Nous, le Coup de cœur des lycéens du Prix Prince Pierre de Monaco en 2017 et le prix du meilleur roman francophone Points Seuil en 2018.
Son deuxième roman, Un funambule sur le sable, publié en 2017, est un succès et impose cet écrivain original, qui mêle réalisme magique et humanisme, comme l’héritier de Boris Vian, Romain Gary et Georges Perec. En 2018, il recueille les nouvelles qu’il a publiées dans divers collectifs aux éditions Antidata au sein d’un seul volume, qu’il étoffe d’inédits: Des mirages plein les poches. Ces textes reçoivent le prix du premier recueil de nouvelles de la Société des Gens de Lettres. (Source : Éditions Aux Forges de Vulcain)