Interview. Quand on a lu « Le loup » ou « Ailefroide », ces BD de Jean-Marc Rochette, c’est un vrai choc de rencontrer leur auteur aux Etages, dans la vallée du Vénéon, où leur auteur est venu s’installer. La montagne qui domine les lieux est vraiment celle qu’il transpose, parfois à la limite de l’abstraction, dans ses livres et ses peintures. Lors de notre rencontre, il venait de passer trois mois coupé du monde puisque la route n’est plus dégagée jusqu’aux Etages pendant tout l’hiver.
La montagne est le thème majeur de la peinture de Jean-Marc Rochette, qu’il expose cet été au Musée de Bourg d’Oisans en Isère
Dessinateur de BD, Jean-Marc Rochette a débuté dans les années 80 avec la série Edmond le cochon, scénarisée par Martin Veyron. Il a acquis une notoriété internationale en participant à « Transperceneige », qui est devenu un film et une série de science-fiction. Après un séjour à Berlin où il se consacre à la peinture, il revient à la bande-dessinée et choisit d’évoquer la montagne qui a été sa passion de jeunesse. Cette passion est le thème d' »Ailefroide altitude 3 954″, ce passionnant roman graphique très autobiographique. Un très grave accident l’a contraint à s’éloigner de l’alpinisme, et à choisir le dessin et la peinture. Mais la montagne est devenu maintenant une source d’inspiration qui l’a conduit à écrire lui-même le scénario de ses dernières publications comme « Le loup » qui se situe dans la vallée du Vénéon où Jean-Marc Rochette est venu s’installer. La montagne est aussi le thème majeur de sa peinture qu’il expose cet été au Musée de Bourg d’Oisans en Isère.
Gaspard, le personnage central de votre « Loup », a-t-il un modèle dans votre famille ?
Jean-Marc Rochette : Gaspard me ressemble physiquement mais je suis beaucoup moins agressif que lui. En réalité je fais référence à mon grand-père, un paysan ardéchois qui a perdu son fils, mon père, pendant la guerre d’Algérie. Il était fier de ce fils qui était devenu médecin et il ne comprenait pas vraiment comment cela avait été possible. C’était «l’ascenseur social républicain» des années 50. Ce grand-père est devenu fou enragé après la mort de son fils. Il était en rupture de ban et aurait pu se servir d’un fusil.
Vous avez vécu cet hiver comme votre personnage ?
Jean-Marc Rochette : Ma maison est très agréable à vivre, beaucoup plus confortable que celle de Gaspard et moi je vis avec ma compagne. Mais l’environnement est le même et ça n’est pas si difficile que ça de passer l’hiver ici. Certes cela dure plus de trois mois et c’est aussi long qu’une traversée du Pacifique en bateau. Mais ça m’a permis de bien travailler car je ne peux rien faire d’autre que dessiner. Au printemps je dois m’occuper de mon jardin et je vais grimper ou faire des balades de temps en temps.
Il y a des avalanches aux Etages en hiver ?
Jean-Marc Rochette : En effet, c’est dangereux l’hiver ici. Les avalanches tombent partout. En février l’une d’elle est arrivée tout près de ma maison qui n’est pas située entre deux couloirs d’avalanches comme l’est le reste du village. Une avalanche de la puissance de celle de février, personne n’en avait jamais vue. Ca a été mon baptême du feu avec un hiver particulièrement enneigé et un cumul de neige énorme. Tout d’un coup c’est parti en une seule fois sans les purges qui précèdent habituellement les avalanches.
Partagez vous la philosophie de Baptiste Morizot qui signe la postface du « Loup » ?
Jean-Marc Rochette : Bien sûr et c’est moi qui lui ai proposé de l’écrire. J’avais beaucoup aimé ses livres sur les relations entre l’homme et l’animal. Dans le cas du loup, depuis la nuit des temps on est au même niveau dans la hiérarchie animale. Les hommes et les loups sont des frères ennemis. On se ressemble beaucoup : on vit en clans, il y a des chefs et les louveteaux ont même des sortes d’écoles. Et on vit sur le même biotope. Je suis assez animiste et je vois les animaux comme des voisins. Il y avait cet hiver un renard malade que j’ai soigné. Je ne peux plus vivre en ville et je pense que, si l’homme ne retourne pas à la nature, il n’en a plus pour très longtemps.
Que pensez-vous des difficultés des éleveurs de moutons ?
Jean-Marc Rochette : Les éleveurs de moutons ont à gérer leur rapport à la nature. Un troupeau de 200 montons ça va. Des milliers, ça pose problème. La Nouvelle Zélande a été abrasée par les milliers de moutons. Mais l’éleveur doit défendre son troupeau. On ne va pas pouvoir éradiquer à nouveau le loup, car la société ne l’accepterait pas. Dans le secteur du Soreiller, dans le massif des Ecrins, juste à côté des Etages, il y a des touristes qui arrivent en même temps que les moutons, et ça peut les protéger du loup.
Vous connaissez bien l’Oisans qui sert de cadre à « Ailefroide, altitude 3954″ ?
Jean-Marc Rochette : A 12 ans j’ai commencé par lire des livres sur la montagne et à m’y balader avec ma mère. L’exploration de l’Oisans a débuté en 1971 quand j’avais 15 ans. J’ai fait ensuite mon apprentissage sur le terrain avec des copains de mon âge. Les gamins, quand ils sont bons en apprentissage, ils vont très vite. On avait un livre de Gaston Rebuffat sur « Les 100 plus belles courses dans le massif des Ecrins » et on suivait ce livre qui allait du plus facile au plus difficile. J’étais arrivé au niveau TD, c’est à dire très difficile, juste avant mon accident. Il ne me restait plus que les extrêmes à réaliser, les cinq dernières ascensions comme la face nord d' »Ailefroide » par exemple.
On est frappé par la relation à la mort de ces jeunes alpinistes dont vous parlez dans « Ailefroide »…
Jean-Marc Rochette : Jean-Michel Cambon, un des grands grimpeurs du coin, disait que, dans les années 70, « ça tombait comme à Gravelotte ». J’ai perdu moi-même la moitié des copains qui grimpaient à cette époque. C’était une acceptation tacite. Si on annonçait à un régiment en guerre qu’un sur deux des soldats devra mourir, il n’y aurait plus de guerre. Nous étions pris par une sorte d’exaltation. C’est un peu comme une drogue et à l’époque il y avait une ambiance de drogués à l’adrénaline. Après toutes ces ascensions, on trouvait la vie bien terne quand on redescendait en ville.
Jean-Marc Rochette : la bande dessinée au cœur de l’Oisans
Comment êtes vous arrivé dans la BD ?
Jean-Marc Rochette : J’ai commencé à dessiner au lycée Champollion de Grenoble. J’ai fait mes première publications dans la presse politique grenobloise. Comme je le raconte dans « Ailefroide », j’ai participé à la grande manifestation anti-nucléaire de Malleville en 1977, où je me suis trouvé tout à côté de ce manifestant qui y a perdu une main. A l’époque j’étais plus écologiste que socialiste. Mais je n’avais pas d’éducation politique. Le leader des maoïste grenoblois a tenté de me convaincre sans succès.
Vous êtes donc devenu écologiste très jeune ?
Jean-Marc Rochette : Quand j’étais gamin j’étais très fier d’entendre que la France avait la plus forte production agricole à l’hectare. Mais on se rend compte ensuite que pour y arriver il faut utiliser de grandes quantités d’azote. J’ai suivi le parcours normal d’un petit français qui est content de la modernité. Ensuite il y a eu la campagne de René Dumont qui a marqué les esprits, mais je n’avais pas encore l’âge de voter en 1974. « La Gueule Ouverte », le journal de Fournier, était un peu le modèle pour le journal auquel je participais avec les anciens maoïste grenoblois. Mais moi j’étais plutôt du côté Charlie Hebdo et Hara Kiri.
Etes vous devenu aujourd’hui favorable à la décroissance ?
Jean-Marc Rochette : Je me méfie de la modernité. Mais je suis quand même pour la dentisterie et je ne suis pas pour qu’on arrache les dents à la tenaille. Je prends ce qui est bon dans la modernité. L’avenir c’est ça : qu’est ce qui est vraiment un plus pour nous ? Mais je pense effectivement qu’il faut lever le pied. C’est ce que j’ai fait en venant m’installer aux Etages.
Dans « Ailefroide » vous évoquez souvent votre mère avec qui vous avez eu une relation difficile
Jean-Marc Rochette : En effet la relation avec ma mère a été très conflictuelle. Elle a perdu son mari, mon père, quand elle avait 26 ans. Elle a du reprendre des études et m’a donc confié pendant cinq ans à mes grands parents. Quand elle m’a repris, elle a trouvé un petit sauvage des montagnes ardéchoises. C’est devenu très vite conflictuel et les conflits se nécrosent comme dans les couples. On peut rester alors sur la grosse engueulade structurante et la vie ensuite n’est plus qu’une immense engueulade qui se répète pour savoir qui va gagner.
Mais il y avait aussi de bons côtés dans cette relation ?
Jean-Marc Rochette : Son amour de la peinture et de la montagne m’a beaucoup apporté. C’est elle qui m’a entraîné en montagne. Elle m’emmenait aussi dans les musées comme la Fondation Maeght. J’ai découvert moi-même « Le Boeuf écorché » un tableau de Soutine au Musée de Grenoble. Il y a une violence interne à ce tableau qui m’ a parlé. Je me suis ensuite beaucoup intéressé au personnage de Soutine lui-même. Originaire d’une communauté juive de Vilnius, il dessinait tout le temps. Rejeté par son milieu, après des études à Vilnius, il est ensuite parti à Paris où il a commencé à vivre dans la misère. C’est un peu comme de la grimpe, un acte héroïque de vie. Il est mort en France où il se cachait en 1944. Derrière son corbillard il n’y avait que Cocteau et Picasso. Et j’en reparle dans ma prochaine BD car c’est une vie tragique et splendide.
Comment êtes-vous devenu peintre et dessinateur de BD ?
Jean-Marc Rochette : Le frère de ma mère est un collectionneur passionné de peintures et j’admirais les petits peintres de village. Tout ça me fascinait mais je n’arrivais pas à en faire autant. Ensuite est venu le mouvement de la BD dite underground. Par le biais de la politique j’y suis entré et j’ai oublié la peinture pendant pas mal d’années. Je m’y suis remis quand je suis parti vivre à Berlin. Et pendant les années qui me restent à vivre je vais certainement faire plus de peinture que de BD.
Une exposition de votre travail est prévue cet été au Musée des minéraux et de la faune des Alpes de Bourg d’Oisans…
Jean-Marc Rochette : Il y aura beaucoup d’aquarelles de montagne. Et beaucoup de BD aussi. Le Bestiaire des Alpes est né de ce projet d’exposition intitulée «Animaux et paysages». Je n’avais pas de dessins d’animaux et j’ai commencé à le faire pour ça. On a alors pensé à faire un bestiaire avec des textes, un livre qui n’est vendu qu’en circuit très court. Le vernissage de l’exposition est prévu le 8 juillet.
Dans « Anabase, l’esprit de la montagne », vous illustrez une texte de Bernard Amy qui évoque la dimension artistique de l’alpinisme…
Jean-Marc Rochette : Ce texte de Bernard Amy date de la fin des années 60. Enfant je l’avais lu quand il est paru dans la revue Montagne. Quand on voit de grands grimpeurs, ce sont en effet presque des danseurs. Si tu n’es pas beau sur le rocher, tu tombes. Les grands grimpeurs sont stylés et fluides. C’est encore plus vrai avec les femmes alpinistes. Catherine Destivelle a révolutionné le milieu et atteint un niveau qui n’existait pas avant elle. On voit maintenant des gamines qui grimpent comme une danse. Le geste peut être d’une beauté exceptionnelle. Elle sont plus belles sur le rocher que les hommes car elles ont moins de masse musculaire et elles doivent donc le compenser par plus de souplesse et d’intelligence positionnelle. C’est une magnifique danse à deux temps. J’admire.
Sans votre accident seriez-vous devenu dessinateur ?
Jean-Marc Rochette : Non, c’est certain j’aurais poursuivi l’apprentissage pour devenir guide. Cet accident s’est produit à côté de Grenoble dans une ascension que je connaissais comme ma poche. J’ai pris une pierre dans la tête. La douleur a été inimaginable. Un type dans une 4L jaune était là, heureusement, pour me ramasser. Les bouchons à l’entrée de Grenoble nous ont ralentis et j’ai mis la tête en dehors de la voiture pour qu’on nous laisse passer. C’est exactement ce que je raconte en détail dans « Ailefroide ».
Entretien réalisé par Yves Le Pape
- A lire: « Anabase » (l’esprit de la montagne) Jean-Marc Rochette, Bernard Amy, 2016, 48p, Editions Le Tripode, 16€
- Ailefroide, altitude 3 954. Jean-Marc Rochette, Olivier Bocquet, Casterman, 2018, 298 pages, 28€.
- Le Loup, Jean-Marc Rochette, Casterman, 2019, 112 pages, 18€.
- Bestiaire des Alpes, Jean-Marc Rochette, 2020, Les Étages Éditions (22 dessins naturalistes au lavis et textes inédits, complétés d’aquarelles de paysages de l’Oisans), 29€
Exposition « Jean-Marc Rochette, Animaux et paysages », Musée des Minéraux et de la Faune des Alpes de Bourg d’Oisans jusqu’au 31 août 2021.