Livres/« Boucher ». Bien qu’ignorée cette année encore par le Nobel de littérature, l’Américaine Joyce Carol Oates– 86 ans et une centaine de livres publiés, signe avec « Boucher » un des meilleurs textes de cette année 2024. Au programme : le portrait d’un médecin aussi abject que fou, tenu pour le « père de la gyno-psychiatrie moderne ».
« Boucher » : Une fois encore, l’écrivaine américaine Joyce Carol Oates frappe fort
Aucun doute : il n’y a pas meilleur pour mettre l’Amérique sur le divan. A 86 ans et une centaine de livres publiés (dont quelques-uns sous pseudonyme) parmi lesquels « De la boxe »– 1987, « Nous étions les Mulvaney »– 1996, ou encore « Blonde »– 1999, Joyce Carol Oates– vieille dame très fréquentable, peut s’emparer de n’importe quelle thématique, elle en offrira un texte impeccable- même si, cette année encore, les jurés du prix Nobel de littérature l’ont ignorée.
Qu’importe ! l’écrivaine née à Lockport dans l’Etat de New York nous envoie un des livres les plus importants de cette année 2024- c’est « Boucher », sous-titré « Père de la gyno-psychiatrie moderne ».
Personnage principal de ce pavé de près de 480 pages : le Dr Silas Weir, considéré donc comme le « père de la gyno-psychiatrie » au XIXe siècle. Voilà un sacré bonhomme, aussi terrifiant qu’halluciné qui confia : « Ainsi que Christophe Colomb contempla le Nouveau Monde avec émerveillement, ainsi que Copernic et Galilée contemplèrent les Cieux, moi, Sila Aloysius Weir, docteur en médecine, ai contemplé la noire énigme du vagin féminin- seul entre les hommes jusqu’à ce jour ».
L’histoire est racontée par son fils aîné qui n’a pas voulu de l’héritage, tenant ce père pour « trop brutal ». Vite, on apprend que ledit docteur a vu son professionnalisme remis en cause et s’est senti humilié quand il s’est retrouvé affecté dans l’Asile des femmes aliénées de Trenton, New Jersey. Là, il est autorisé à poursuivre ses pratiques- et ce pendant des décennies sans la moindre surveillance de sa hiérarchie.
Rapidement, il s’impose comme un pionnier de la chirurgie, n’hésitant pas à pratiquer sur les femmes des expériences toutes aussi folles et abjectes les unes que les autres. On lit les mots du Dr Silas Weir : « Il était clair que, chez les femmes, la maladie mentale est la conséquence d’une infection, notamment des parties génitales. Ainsi s’explique un vaste éventail d’humeurs, de fugues, d’excentricités, de « caprices » et cetera, ainsi que les accès plus sérieux qui caractérisent l’aliénation », ou encore : « Pour affiner mes compétences chirurgicales, il m’était nécessaire d’expérimenter sur des sujets du laboratoire ; ce faisant, je les aidais également en réduisant le degré de leurs infections, et donc de leur maladie mentale, par l’ablation d’organes infectés »…
Au fil des pages, on découvre également que, en plus d’être un médecin ordinaire, voire médiocre, le Dr Silas Weir (inspiré dans le texte de Joyce Carol Oates par le Docteur J. Marion Sims- 1813- 1883) est également misogyne et mégalomane.
Il est persuadé d’être dans le vrai, lui qui, dans un poste précédent, avait voulu « reformer » le crâne d’un nouveau-né en le pressant avec ses mains- l’enfant est mort. Il est aussi grandement croyant, lui tient son journal intime écrit dans le style victorien affreusement pompeux.
Il a opéré une jeune femme de bonne famille, espérant l’épouser, a utilisé comme cobayes des travailleuses immigrantes et peut-être bien aussi Brigit Kinealy, cette jeune Irlandaise quasi esclave du Dr Weir- laquelle laissera quelques mots : « La joie vivait au sein de la douleur. Au sein de la douleur, la joie. Car joie-douleur plus perçante pour nous que simple/seule joie », et qui demandera : « Si un organe n’est pas atteint, docteur Weir, pourquoi l’enlever ? ». Ce à quoi le docteur lui répondra : « Pour éviter qu’il ne soit atteint, bien sûr ! »…
Une fois encore, Joyce Carol Oates frappe fort. Dans « Boucher », elle s’amuse avec la folie, le patriarcat ou encore la violence- des thèmes récurrents chez elle tout comme le racisme ou le féminisme. Une fois encore, avec ce nouveau roman, elle donne l’impression également de se complaire dans l’horrifique- commentaire d’un autre maître dans le genre, Stephen King : « ‘’Boucher’’, c’est un roman féroce, éprouvant, inspiré de faits réels, que vous dévorerez d’une traite. Natures sensibles s’abstenir »… E
Eternellement magnifique, Joyce Carol Oates glisse seulement, simplement : « Je ne suis qu’une raconteuse d’histoires… Ce qui m’intéresse, ce sont les histoires, les personnages, les gens ».
Serge Bressan
- A lire : « Boucher » de Joyce Carol Oates. Traduit par Claude Seban. Editions Philippe Rey, 480 pages, 25 €.
EXTRAIT
« La première chose que l’on remarquait chez Silas Weir : sa peau avait une teinte malsaine, la couleur même du sérieux. Le visage d’un jeune médecin resté trop longtemps cloîtré, plongé dans des manuels de médecine, dans l’air confiné des salles d’opération et de ces horribles endroits appelés « morgues » où l’on dissèque cruellement les cadavres. Un visage à la fois enfantin et fatigué, creusé sur le front (haut, osseux) de rides soucieuses pareilles aux stries que laisse une fourchette dans un pâte, et une façon de regarder de biais comme par gêne, par culpabilité… »