Livres. Prix Nobel de littérature 2006 et dans le collimateur du régime autoritaire turc, l’écrivain Orhan Pamuk dans « Les Nuits de la peste », raconte une pandémie dans une île fictive au début du 20ème siècle. Une fresque aussi éblouissante que flamboyante, qui résonne fortement avec la pandémie du Covid-19…
« Les Nuits de la peste » : Orhan Pamuk et le virus de la fiction
D’emblée, une précision : « Ceci est un roman historique et une histoire en forme de roman. En racontant les six mois mois les plus denses et les plus troublants qu’ait vécus l’île de Mingher, près de la Méditerranée orientale, c’est ma propre histoire que j’ai incorporée à celle de ce pays tant aimé ». Ce pays, c’est la Turquie.
L’auteur, Orhan Pamuk, 69 ans, immense écrivain turc né à Istanbul, prix Nobel de littérature 2006 et treize millions de livres vendus sur la planète depuis « Cevdet Bey et ses fils », paru en 1982. Il nous revient, en cette fin d’hiver 2022, avec un nouvel et étourdissant roman, « Les Nuits de la peste ».
Un texte-fresque qui court sur près de 700 pages– confidence de l’auteur : « Cela fait quarante ans que j’entreprends d’écrire ce livre, qui est un livre sur la peste, certes, mais d’abord sur les conséquences politiques d’une pandémie. Comment un État y fait face ? Comment il s’y prend pour imposer des mesures sanitaires drastiques, notamment une quarantaine- un roman en soi- à toute une population… »
Orhan Pamuk a commencé, rappelle-t-il, l’écriture de ces « Nuits… » voilà cinq ans et qu’alors ses amis s’interrogeaient sur les raisons qui l’avaient emmené sur « un sujet dont tout le monde se fichait »…
Ainsi donc, l’écrivain turc- surveillé depuis de nombreuses années de très près par le régime politique autoritaire d’Ankara- n’est pas un opportuniste qui aurait trouvé l’inspiration dans la pandémie mondiale et « covidienne » qui a pris tant et tant de vies pendant deux ans depuis la fin 2019.
Nourri et influencé par Flaubert et Balzac avant même ses premiers écrits, Pamuk est plus que jamais l’écrivain de « l’âme mélancolique d’Istanbul », comme l’avait défini l’Académie Nobel lorsqu’elle lui attribua son prix. Il glisse également que, pour ce nouveau roman, il a lu tout ce qui peut exister sur le sujet- les grands romans sur la peste, ceux d’Albert Camus, Daniel Defoe ou encore Alessandro Manzoni, et aussi de nombreux traités sur les maladies infectieuses.
Et c’est par la grâce d’un romancier au long cours et à l’imagination débordante, que lectrices et lecteurs sont embarqués en 1901 sur l’île (imaginaire, ne la cherchez pas sur une mappemonde, même si, selon Pamuk, Pline l’Ancien se serait passionné pour la singularité de ses formes géologiques !) de Mingher, au large de Rhodes sur la route d’Alexandrie.
La rumeur va, court, enfle : là, sur cette île, la peste aurait fait son apparition, cette peste qui se répand sur la planète de la Chine à San Francisco. Deux experts y sont envoyés en toute urgence sur ordre de l’anxieux sultan Abdülhamid II- personnage tout aussi absent sur les lieux qu’indispensable à l’intrigue.
Rapidement, ils confirment la présence de la peste et suggèrent le confinement. Ce qui implique des mesures sanitaires- mais la partie est loin d’être gagnée d’autant que le pouvoir doit faire avec les croyances religieuses, là sur cette île où la cohabitation entre musulmans et orthodoxes est bien loin de l’évidence.
Conséquence : des tensions entre communautés apparaissent alors que l’on espérait, par l’union, la construction d’une identité nationale. Ainsi, considérée comme la « perle de la Méditerranée orientale », Mingher touchée par la peste voit son histoire bousculée, son destin bouleversé…
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A cette épidémie de peste pour des pages emplies de roses et de rats, Orhan Pamuk y ajoute du romanesque. En maître conteur, il n’a pas son pareil pour alimenter une fresque au long cours, pour la nourrir d’un style aussi minutieux que flamboyant, pour faire débarquer sur l’île Bonkowski Pacha, membre éminent de l’administration sanitaire, « premier chimiste du sultan » et pharmacien.
Presqu’évidemment, très vite, il est retrouvé assassiné. Et s’ensuit la recherche de l’assassin… Mais là encore, habité par le virus de la fiction, Pamuk ne se contente ni de l’épidémie de la peste, ni du meurtre de l’envoyé médical du sultan.
Dans cette fresque, il y a aussi des histoires d’amour, les détails du confinement sur l’île, les travaux épidémiologiques, les conséquences politiques et sur Mingher et au palais d’Abdülhamid II à Constantinople… Avec « Les Nuits de la peste », Orhan Pamuk signe un roman indispensable, un texte où la réalité rejoint la fiction.
Serge Bressan
- A lire : « Les Nuits de la peste » d’Orhan Pamuk. Traduit par Julien Lapeyre de Cabanes. Gallimard, 690 pages, 25 €.
EXTRAIT
« En 1901, quand un bateau à vapeur parti d’Istambul, après quatre jours de navigation vers le sud, crachant des panaches de fumée noire et laissant derrière lui l’île de Rhodes pour entrer dans ces eaux méridionales riches en périls et en orages, continuait sa course encore une demi-journée en direction d’Alexandrie, ses passagers pouvaient apercevoir les tours élancées de la Forteresse d’Arkaz, sur l’île de Mingher. Au moment où surgissait à l’horizon ce majestueux paysage dont Homère, dans « l’Iliade », dit qu’il est comme « un diamant vert taillé dans la pierre rose », certains capitaines, esthètes dans l’âme, invitaient les passagers à sortir sur le pont admirer au loin la sombre et mystérieuse silhouette de la forteresse, l’île de Mingher tout entière, et les peintres en route pour l’Orient, y ajoutant quelques sombres nuages de tempête, faisaient de cette vue romantique des tableaux ».