« Marcher dans tes pas » : écrire pour redonner voix aux absents

Marcher dans tes pas
"Marcher dans tes pas" : dans son nouveau roman Léonor Récondo donne chair à une mémoire silencieuse. © Photo Laura Stevens

Le Book club de We Culte/Marcher dans tes pas. En marchant dans les pas d’Enriqueta, sa grand-mère contrainte à l’exil par la guerre d’Espagne, Léonor de Récondo donne chair à une mémoire silencieuse. Entre archives, imagination et démarches pour acquérir la nationalité espagnole, elle explore ce qui reste quand tout s’est tu, et comment l’écriture peut faire revenir les absentes à la vie.

« Marcher dans tes pas » : Léonor de Récondo accomplit ce que la littérature seule peut encore faire : redonner voix aux absents, corps aux effacés, dignité aux exilés

Transmettre vient du latin « transmittere », trans- signifie à travers ou au-delà et mittere signifie envoyer ou lâcher. « transmittere » signifie littéralement « faire passer au-delà » ou « envoyer à travers ». Cette courte digression étymologique pour souligner combien cet émouvant roman réussit à « faire passer au-delà » des ans, des silences et des non-dits une histoire familiale, une quête d’identité, un besoin quasi viscéral de retrouver ses racines.

À travers les brumes du silence, de l’exil et des photos fanées, elle fait passer une histoire familiale qu’aucun récit jusqu’ici n’avait portée. Elle transmet, en écrivant, ce que sa grand-mère, Enriqueta, n’a jamais pu dire.

« Marcher dans tes pas » commence à Irun, au cœur de l’été 1936. La guerre d’Espagne déchire le pays. La menace franquiste se rapproche. Enriqueta, dans sa cuisine, prépare un riz au lait pour l’anniversaire de son fils. Ce pourrait être une scène ordinaire, mais tout vibre : la casserole, la spatule, la peur rentrée, les voix des frères autour de la table. À travers ce geste répété — tourner, tourner encore — elle retarde le chaos.

Elle veut croire que l’adhérence du riz sur le bois préservera quelque chose du monde d’avant : « Si tu continues de bien la tenir, rien ne s’effondrera. »

Mais la sirène hurle, les Junker 52 s’approchent. Un frère entre, hagard : On part. Dix minutes. L’ordre est net. On laisse tout. On traverse la Bidassoa vers Hendaye. Commence alors l’exil, irrévocable. Commence alors une vie qui n’en est plus une. Les espoirs s’envolent, les rêves se brisent. La peur et la mort emportent la volonté de résistance. « Je pleure l’absurdité de ces guerres, toutes identiques, qui assassinent la beauté, qui abattent si facilement la liberté et qui nous laissent orphelins pour toujours des mots que portait encore en lui le poète ».



Près d’un siècle plus tard, Léonor de Récondo marche dans les pas de cette femme effacée et de ceux qui sont tombés. Elle recompose la scène, fouille les photos et les archives, questionne les silences. Et surtout, elle écrit. Dans une langue scandée, charnelle, musicale, elle fait parler celle qui s’est tue. « Je suis sur ta clavicule, sur ton poignet, dans tes mains… Je te connais sans te connaître, Enriqueta. » Ce je et ce tu ne font bientôt plus qu’un. L’écriture devient présence, incarnation, lien.Par la grâce d’une narration habitée et poétique, l’autrice entrelace les voix du passé et du présent, les souvenirs imaginés et les gestes retrouvés. Elle évoque son propre rôle de mère, ses fils, les bruits de leur enfance, comme une autre manière de mesurer la transmission. Ce n’est pas une enquête, c’est une filiation vécue. Un lien réactivé par les mots. Elle retrouve un souffle, un désir « Lire et dire la poésie de Lorca aujourd’hui, c’est le faire vivre et revivre. C’est aussi combattre l’obscurantisme de toutes les dictatures. Accompagnés de ses mots, nous résistons et faisons corps. »

Elle trouve aussi dans une loi promulguée en 2022, et qui stipule « que peuvent obtenir la nationalité les enfants et petits-enfants de parents l’ayant perdue après avoir été contraint à l’exil pour des raisons « politiques, idéologiques, de croyance ou d’orientation et d’identité sexuelle“. », un chemin – que l’on découvrira bien tortueux – pour se rapprocher encore davantage d’Enriqueta. La Ley de Memoria Democratica (loi de Mémoire démocratique) devient alors la fil rouge de sa quête.

Ce n’est pas la première fois que Léonor de Récondo mêle intime et Histoire. On se souvient de Manifesto, hommage bouleversant à son père, de Point cardinal, traversée d’identité, ou de Revenir à toi, qui interrogeait l’absence d’une mère disparue. Dans Marcher dans tes pas, c’est la voix des femmes qu’elle restitue, à commencer par celle d’Enriqueta, dont la silhouette surgit, en noir et blanc, devant une maison disparue.

Ce livre paraît simultanément à Goya, de père en fille (Éditions Verdier), un court essai né d’une conférence au Banquet du livre de Lagrasse. Là encore, Léonor de Récondo entremêle mémoire familiale et destin espagnol, figure du père et ombre portée de la guerre. Deux textes qui se répondent, éclairant un pan essentiel de son œuvre : ce besoin de dire ce qui a été tu, de faire émerger, avec pudeur et sensibilité, ce que les générations précédentes ont enfoui.

Avec ces textes incandescents, Léonor de Récondo accomplit ce que la littérature seule peut encore faire : redonner voix aux absents, corps aux effacés, dignité aux exilés. Et transmettre, au-delà du silence, ce que l’amour continue de murmurer.

Henri-Charles Dahlem


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A propos de l’autrice

Léonor de Récondo © Photo Laura Stevens

Léonor de Récondo est une artiste aux multiples talents. Dès l’âge de cinq ans, elle s’initie au violon, instrument qui la mènera sur les scènes françaises et internationales, notamment dans le répertoire baroque. En 2010, elle publie son premier roman, La Grâce du cyprès blanc, marquant le début d’une carrière littéraire saluée par la critique. Amours (2015) est récompensé par le Grand Prix RTL-Lire et le Prix des Libraires, Point cardinal (2017) est lauréat du Prix du Roman des étudiants France Culture-Télérama et Le Grand Feu (prix Aznavour, prix Livre et Musique de Deauville). Léonor de Recondo est une virtuose qui manie aussi bien l’archet que la plume, offrant des récits empreints de sensibilité et de profondeur. Son nouveau roman est une irrésistible partition poétique. (Source : Éditions de l’iconoclaste / Interforum)


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