Livres. En moyenne, plus de 130 personnes meurent par balle chaque jour aux États-Unis où l’on recense 120 armes pour 100 habitants. Avec « Pays de Sang », un livre implacable, l’écrivain Paul Auster et le photographe Spencer Ostrander tentent de comprendre la raison pour laquelle les Etats-Unis sont le pays le plus violent du monde occidental.
« Pays de sang » : « Le droit de posséder une arme aux Etats-Unis est considéré comme une sorte de Saint Graal » (Paul Auster)
Certains évoquent des « tueries de masse ». D’autres parlent de « fusillades de masse ». En deux jours en cette fin janvier 2023, les Etats-Unis ont connu l’horreur. D’abord, un homme entre dans une discothèque dans la banlieue de Los Angeles, il tire, bilan : 11 morts, 9 blessés. Quarante-huit heures plus tard, dans des exploitations agricoles de la baie de San Francisco, un autre homme tire : 9 morts.
Durant les trois premières semaines de cette année 2023, trente-neuf « fusillades de masse » se sont produites. En moyenne, plus de 130 personnes meurent par balles chaque jour aux Etats-Unis. Face à cette augmentation de la violence armée, aucun Etat n’est épargné. Les Etats-Unis représentent en effet une aberration mondiale en matière d’armes : selon la Small Arms Survey (SAS), le pays recense 120 armes pour 100 habitants. Aucun pays au monde n’en compte autant… et la question surgit : pourquoi les Etats-Unis sont-ils le pays le plus violent du monde occidental ?
Un homme, Spencer Ostrander, 39 ans, s’est intéressé à ce que certains sociologues spécialistes des affaires étatsuniennes qualifient d’« épidémie ». Photographe vivant à New York depuis une vingtaine d’années, il est l’auteur de deux livres parus en 2022, « Long Live King Kobe » et « Time Square in the Rain ».
Il a surtout initié un projet photographique de grande envergure : fixer sur pellicule et papier plus d’une trentaine de sites où, aux Etats-Unis, ont été perpétrées des tueries de masse. Des clichés en noir et blanc- à chaque fois, en légende, le lieu, la date, le nombre de morts et de blessés. Par exemple : Kirkwood, Missouri. 7 février 2008. 7 morts, 1 blessé, ou encore Lycée Marjory Stoneman Douglas. Parkland, Floride. 14 février 2018. 17 morts, 17 blessés…
Un autre homme a eu connaissance du travail et des photos de Spencer Ostrander : il est un des plus prestigieux écrivains américains contemporains, né dans le New Jersey et vivant Brooklyn. Paul Auster,75 ans, auteur de, entre autres, « Léviathan », « 4 3 2 1 » et « Burning Boy », est également le beau-père de Spencer Ostrander.
Logiquement, il a eu connaissance du travail du photographe dont il qualifie le travail de « photographies du silence », ils se sont associés, résultat, un livre : « Pays de sang ». Sous-titre : « Une histoire de la violence par arme à feu aux Etats-Unis ».
Dans un récent entretien à un journal britannique, l’écrivain a confié : « Le droit de posséder une arme aux Etats-Unis est considéré comme une sorte de Saint Graal »… Et, d’emblée, il prend soin de préciser : « Je n’ai jamais possédé d’arme. En tout cas, pas une vraie, mais pendant deux ou trois ans après la période des couches, je me promenais avec un six-coups à la hanche. J’étais un Texan, même si je vivais dans la banlieue de Newark, dans le New Jersey, car au début des années 1950, le Far West était partout »…
L’histoire de la violence américaine est inscrite dans l’histoire personnelle et familiale de Paul Auster. Il raconte : « Le 23 janvier 1919 (…) ma grand-mère a tiré sur mon grand-père et l’a tué », son père n’avait que 6 ans et son oncle, témoin du meurtre, à peine trois de plus.
La grand-mère fut jugée dans le Wisconsin mais acquittée pour « démence temporaire » et s’installa avec ses enfants dans le New Jersey, près de New York. Encore Auster : « L’arme avait provoqué tout cela ; non seulement les enfants n’avaient plus de père, mais ils vivaient en sachant que leur mère l’avait tué »…
Dans « Pays de sang », Paul Auster rappelle aussi qu’il sait être polémiste- un exercice qu’il avait déjà pratiqué en 2009 avec « Seul dans le noir », un roman pamphlet contre l’Amérique des années Bush. Cette fois, il tente de savoir, de comprendre en déroulant l’histoire de la violence par arme à feu aux Etats-Unis- son récit et son analyse courent de la « préhistoire » du pays à nos jours et pointent cette problématique de la possession légale d’armes à feu qui divise le pays en deux camps fondamentalement irréconciliables. Par des armes à feu, l’Amérique fracturée… Et Paul Auster, de constater : « Les fissures de la société américaine s’élargissent continuellement pour devenir de vastes gouffres d’espace vide »…
Serge Bressan
- A lire : « Pays de sang » de Paul Auster (texte) et Spencer Ostrander (photos) Traduit par Anne-Laure Tissut. Actes Sud, 210 pages, 26 €.
EXTRAIT
« Selon une estimation récente émise par l’Institut de recherche de l’hôpital pour enfants de Philadelphie, les résidents des Etats-Unis détiennent actuellement 393 millions d’armes à feu, soit plus d’une arme pour chaque homme, femme et enfant de ce pays. Chaque année, environ 40 000 Américains meurent de blessures par balle, ce qui équivaut à peu près au nombre de morts annuel sur les routes et autoroutes américaines. Parmi ces 40 000 morts par balle, plus de la moitié sont des suicides, un nombre qui à son tour équivaut à la moitié des suicides annuels. Si on y ajoute les meurtres par balle, les morts accidentelles causées par balle, les exécutions par balle lors d’opérations de police, la moyenne revient à plus de 100 Américains tués chaque jour par balle ».