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. En mots et photos, Jonathan Littell et Antoine d’Agata racontent « Un endroit inconvénient », en deux temps- en 1941 et 2022. Et deux étapes en Ukraine : à Babyn Yar et Boutcha, lieux de crimes commis par les nazis et l’armée poutinienne. Un livre tout en silence et violence…
« Un endroit inconvénient » flotte entre souvenir et non-mémoire ; à toutes les pages, il est empli de la mémoire. Celle de l’histoire passée, celle de l’histoire immédiate

Les pages emplies de mots sont crues, pleinement emplies de subtilité. Les agissements lugubres des statistiques, les corps gris entassés en montagne… et l’idée fixe de l’écrivain Jonathan Littell : « élargir la foule ». Babyn Yar, Boutcha, le même « modus operandi » : d’abord tuer, ensuite ensevelir les corps- comme pour tuer une seconde fois…On lit, on s’interroge : « Un endroit, qu’est-ce que c’est ? Un endroit où il s’est passé des choses horribles ? Un lieu concret, dont on a effacé ou dont on efface encore les traces, mais qui reste chargé de mémoire, une mémoire enfouie comme l’ont été les corps, repliée sous des sols lissés ? L’Ukraine, depuis longtemps, est remplie de ces « endroits inconvénients » qui embarrassent tout le monde : crimes du stalinisme, crimes nazis, crimes des nationalistes, crimes russes, les tueries se suivent sur ce territoire meurtri qui n’aspire qu’à une forme de paix et de normalité »… Dans une époque où des tartuffes, des manipulateurs et des escrocs intellectuels n’ont que les mots « devoir de mémoire » à la bouche, Jonathan Littell- avec le compagnonnage d’Antoine d’Agata, n’a pas besoin de jouer les forts-à-bras. « Un endroit inconvénient » flotte entre souvenir et non-mémoire ; à toutes les pages, il est empli de la mémoire. Celle de l’histoire passée, celle de l’histoire immédiate. Celle toute en « plaies masquées et effacées »… La mémoire, ce qui reste de l’esprit d’un lieu quand les traces ont disparu…Serge Bressan
- A lire : « Un endroit inconvénient » de Jonathan Littell (textes) et Antoine d’Agata (photos). Gallimard, 354 pages, 21 €.
EXTRAIT« Lorsque je regarde un cadavre, qu’est-ce que je vois ? Etrange question, à laquelle il m’est malaisé de répondre. Ce qui me rapproche le plus de la vérité de l’expérience serait peut-être ces paroles de Maurice Blanchot : « Le cadavre est sa propre image ». Si je contemple un mort, ou si je contemple l’image de ce mort, en effet, quelle différence ? Il y a bien l’odeur, si tenace, immonde, entêtante, qui semble pénétrer par les pores même si l’on se bouche le nez : de cette odeur-là, en effet, pas d’image, pas de représentation… »





