Musique/Keziah Jones. Depuis trente ans, il invente une langue musicale hybride, vibrante, viscérale. En amont d’un concert exceptionnel au Domaine le Mezo à Ploeren (Morbihan) où il s’est produit le 30 avril, l’artiste nigérian Keziah Jones, père du « blufunk », nous a accordé un moment rare. Dans l’intimité d’un lieu hors du temps, il se livre sur sa musique, son engagement et ce qui continue, trente ans après ses débuts dans le métro parisien, à le faire vibrer. Il frappe les cordes comme on bat le tambour, il parle avec lenteur, comme s’il pesait chaque mot. Pour We Culte, Keziah Jones revient sur son parcours, ses inspirations, et ce feu intérieur qui l’anime depuis toujours.
Keziah Jones est un artiste singulier, à la croisée des chemins entre la rue et les grandes scènes du monde. Découvert dans les années 1990 alors qu’il jouait dans le métro parisien, il s’est rapidement imposé comme un musicien inclassable, porteur d’une énergie brute et d’un style profondément personnel qu’il a baptisé « blufunk », une fusion de blues, funk, mais aussi de soul, rock et de rythmes yorubas (héritage de ses origines nigérianes).
Le 30 avril, il s’est produit sur la scène du Domaine Le Mezo, au cœur du Morbihan, dans le cadre de sa tournée acoustique. Ce qui fait la force de Keziah Jones, c’est son jeu de guitare percussif, presque battu comme une batterie, son sens du groove instinctif et sa voix tantôt rageuse, tantôt suave.
Son univers est profondément politique, poétique, et spirituel, nourri par les contrastes : entre tradition et modernité, entre l’énergie de James Brown et la profondeur de Fela Kuti ou Jimi Hendrix.
L’occasion pour We Culte d’aller à la rencontre de celui qui aime se définir comme un « griot urbain », qui, même après trente ans de carrière, ne joue pas pour être applaudi, mais pour créer un lien. Entre lui et le public. Entre Lagos et le monde. Entre le passé et ce futur à inventer — en rythme.
Vous venez de vous produire au Domaine Le Mezo, un lieu assez inattendu, au cœur du Morbihan, où la nature occupe une place de choix. Qu’est-ce qui vous a attiré ici ?
Keziah Jones : C’est un endroit magnifique. Je retrouve cette région pas très loin de Rennes et des Transmusicales où j’ai donné mon premier concert, quand j’avais 21 ans. C’est un lieu où domine la nature. C’est reposant et inspirant, parfait pour écrire, car c’est paisible.
Vous êtes actuellement en tournée acoustique. Que préférez-vous, jouer en formation acoustique ou électrique ?
Keziah Jones : Je n’ai pas de préférence concernant ces deux formules. L’acoustique est plus posé. Cela laisse plus de temps pour avoir des échanges avec le public. Les concerts électriques que je fais avec mon autre groupe, sont plus forts et peut-être plus entraînants, mais jouer en acoustique me rappelle mes débuts en solo, quand je jouais dans le métro.
J’ai commencé à Londres, à Leicester Square, à Camden. Puis, j’ai pris un ferry pour venir à Paris, parce que c’était illégal à Londres de jouer dans le métro. C’est comme cela que j’ai commencé, en me produisant dans la rue.
Vous jouez à guichets fermés, avec un public fidèle depuis trente ans. Comment expliquez-vous ce lien durable ?
Keziah Jones : Je crois que c’est lié à mes débuts dans la musique. Je jouais dans la rue et cela m’a permis de toucher le public de manière concrète. Je ne voulais pas entrer dans le business de la musique. Je m’éloignais de l’école, de mes parents. J’avais l’intention de continuer à jouer dans différentes villes, parce qu’il y avait plein de gens, à Paris, Londres, Barcelone, Prague…
Ma musique est très basique, directe. Il y un côté impulsif, funk, soul, blues qui traverse plusieurs genres. Cela rassemble beaucoup de personnes en fonction de leurs goûts musicaux. Je pense que cela m’a donné une autre façon de jouer et une certaine confiance quand je suis sur scène. Je crois que les gens sentent cela et se disent « c’est quelqu’un de sincère qui aime jouer. »
Votre dernier album s’intitule Alive and Kicking. On y sent une forme de renouveau, tout en restant dans la veine blufunk. C’est un retour aux sources ?
Keziah Jones : Le blufunk, c’est une manière de célébrer mon héritage africain tout en embrassant le chaos de la modernité. Je dirais que ce disque représente la fin d’une période. C’est un retour sur les chansons des 7 disques précédents mais que j’ai joué live et retravaillé ensuite en studio avec des chants supplémentaires. Ce n’est pas exactement un retour aux sources. C’est un peu un entre-deux puisque le nouvel album sortira l’année prochaine.
Il y a quelques années, vous aviez sorti un album intitulé « Captain Rugged », qu’on pourrait traduire par quelqu’un de cool qui s’adapte à toutes les situations. C’est un peu vous, dans la vie ?
Keziah Jones : Mes amis m’appellent parfois « Rugged » (rires), qui signifie quelqu’un de calme, très « easy-going » (facile à vivre). Je crois que je suis quelqu’un d’assez flexible, qui s’adapte facilement et fonctionne dans n’importe quel endroit.
On sent aussi un engagement dans votre univers. La musique peut-elle encore être un outil de transformation ?
Keziah Jones : Oui je suppose, dans la manière de communiquer certains messages, que ce soit politique ou un sentiment. Je pense que la musique est clairement une industrie. Au-delà de ça, on peut chanter des choses qui ont un certain sens. Je ne fais pas de la musique politique, mais il y a des éléments de politique dans ma musique. C’est l’une des façons de partager avec les gens des idées qui vont au-delà de la danse.
Comment envisagez-vous le rôle d’un artiste ?
Keziah Jones : Je pense que l’artiste est l’aspect le plus important car il influence les gens, qu’il chante des chansons politiques ou pas. Cela dépend du personnage. Quand j’écoute Martin Gaye, j’entends des chansons d’amour mais aussi des chansons politiques. Quand j’écoute Jimi Hendrix, j’entends de la musique politique parce qu’il était un individu unique. Cela dépend de chaque artiste, de son approche de la musique et de sa propre vision.
Moi, ce que j’aime, c’est transmettre l’énergie ou les idées spirituelles par le son. Cela n’a pas forcément d’importance d’avoir des mots, mais c’est d’être soi-même sur scène, d’être présent, de jouer. Tout dépend de la manière de communiquer et comment c’est perçu. En cela, l’artiste est la partie vraiment centrale.
Votre jeu de guitare est très percussif, presque physique. D’où vient cette approche ?
Keziah Jones : J’ai joué dans des clubs à Londres. Il y a pas mal de musiciens qui m’ont inspiré. Mais il y avait un gars, Marcus, qui a été un modèle, à un moment. C’était un musicien anglais, il avait 30 ans et voyageait beaucoup en Inde. Il jouait de la guitare avec une façon très particulière de gratter les cordes. Je trouvais ça cool. Il avait des chansons étranges avec des structures inhabituelles. J’avais 17 ou 18 ans. Il était très inspirant car il y avait dans sa musique d’autres cultures, d’autres sons. Ce qui m’a marqué, c’était sa façon de taper sur la caisse de la guitare et de faire parler le bois et les cordes. J’ai adapté cela à manière.
Un mot pour celles et ceux qui viennent vous voir en concerts ? Quel message avez-vous envie de leur adresser en ces temps compliqués ?
Keziah Jones : La musique apaise sûrement les aspects difficiles de ce qui se passe dans le monde. Être unis est essentiel. Cela rend les gens heureux. Mon message c’est d’avoir cet état d’esprit de participation, de sortir, d’avoir des activités inspirantes, qui donnent l’occasion de lâcher prise et de penser à autre chose que le malheur. Ce qui compte c’est de partager avec les gens qu’on rencontre, la famille, les amis et de se sentir vivants, ensemble.
Entretien réalisé par Victor Hache
- Album : Alive and Kicking. Because Music
- Tournée : jusqu’au 17 octobre 2025, partout en France. Plus d’informations ICI