Toutes les musiques de We Culte/Maria Karakusheva. La pianiste et compositrice bulgare Maria Karakusheva a envoûté le public parisien lors d’un concert magistral à la Salle Gaveau, le 9 octobre 2025, où elle présentait en première française son nouvel album Forget Me Not. Accompagnée du Constellation Quartet et du saxophoniste Pierrick Pédron, l’artiste a offert un moment suspendu, mêlant intensité émotionnelle, raffinement acoustique et univers visuel d’une rare poésie.
Ce qui est important, c’est l’émotion que je ressens quand je joue. Je suis mon intuition personnelle, ma sensation de ce qui est beau et émouvant à travers ma musique
À travers les pièces de Forget me not, un disque néo-classique inspiré par la nature, les fleurs, la mémoire et la résilience, Maria Karakusheva affirme un langage musical personnel, à la croisée du classique et du contemporain.
Rencontre avec une musicienne libre, habitée par la beauté du silence, la puissance des émotions et la volonté de raconter des histoires autrement — au piano, simplement.
Votre nouvel album s’intitule Forget Me Not. Pourquoi ce titre ?
Maria Karakusheva : Ce titre est apparu après la musique que j’ai composée sur un film, Forget Me Not (« Ne m’oubliez pas »), qui est le nom d’une fleur (Myosotis) en anglais. Le réalisateur et le producteur du film ont modifié le nom du film par la suite, mais j’ai voulu garder le titre pour mon album parce que j’aime ce qu’il représente. Chaque morceau que j’ai écrit pour le film porte le nom d’une fleur.
Votre musique est souvent décrite comme un pont entre le classique et le contemporain. Comment définiriez-vous votre langage musical ?
Maria Karakusheva : Je ne me définis pas comme une musicienne, mais comme une raconteuse d’histoires. Derrière chaque pièce de musique que je compose, il y a une histoire. J’essaie de ne pas me limiter à un style. Le projet Forget Me Not est très orienté vers la sonorité acoustique. En tant qu’artiste, je considère que la façon la plus émouvante de transmettre ce que j’ai à dire au public, c’est à travers l’instrument acoustique. Lors d’une performance live, cela permet aux spectateurs de ressentir une émotion beaucoup plus forte et intense.
Pouvez-vous nous parler de votre parcours ? A quel âge avez-vous découvert le piano ?
Maria Karakusheva: Je dirais que ma vie est partagée en deux parties. Il y a d’abord la partie classique où j’étais entièrement consacrée à la performance d’un pianiste classique. J’ai commencé à jouer du piano à l’âge de 5 ans et j’ai fait le chemin de l’éducation la plus traditionnelle possible à travers l’instrument qu’est le piano. J’ai eu la chance d’être accompagnée sur ce chemin et encouragée par ma mère, qui n’est pas musicienne. Son rôle a été de complètement m’isoler de tous les problèmes quotidiens et de la gestion quotidienne pour que je puisse me consacrer entièrement à la musique. J’ai eu des conditions formidables pour devenir musicienne et pianiste.
Quand j’étais au conservatoire, puis à l’académie de Sofia, j’ai réalisé que la musique classique ne me suffisait pas. A 20 ans je me suis présentée pour la dernière fois à un concours international, après plusieurs années de concours internationaux. J’ai découvert que les principes dans la musique classique ne sont pas différents que dans n’importe quel autre domaine. C’est une question de contacts et de relations alors que je vivais dans l’idéal que tout est une question de talent et de discipline.
C’est à ce moment-là que la bulle dans laquelle je vivais a éclaté. J’ai trouvé que ce n’était pas mon chemin. J’ai alors décidé de commencer à composer ma propre musique, pour être différente des autres. Je ne voulais pas être dans l’esprit de compétition pure et simple avec d’autres pianistes, comme si on faisait une course. Je voulais être unique et moi-même. C’est ainsi que j’ai commencé la deuxième partie de ma vie.
Je regrette un peu que quand on est musicien classique, on soit très limité et qu’on n’ait pas de temps pour la créativité. J’ai dû me confronter à tous mes professeurs pour leur prouver que tout ce que je fais n’est pas quelque chose de chaotique. Je pense que j’ai un caractère un peu rebelle (rires).
Au-delà de vos propres compositions, qu’est-ce qui compte le plus dans votre manière de jouer ? Que recherchez-vous ?
Maria Karakusheva : Ce qui est important, c’est l’émotion que je ressens quand je joue. Je ne suis pas les modes et les tendances. Je suis mon intuition personnelle, ma sensation de ce qui est beau et émouvant à travers ma musique, qui est plutôt mélodique. Cela me gêne d’ailleurs un peu quand je compose de la musique de films, parce que souvent ce n’est pas ce que le réalisateur attend. Mais encore une fois, mon caractère rebelle apparaît. Quand j’ai terminé mon master au Berklee College of Music, à Boston, ont m’a appris qu’il y a deux façons d’être un compositeur. La première, c’est de faire ce que tout le monde fait, l’autre c’est de trouver sa voix unique et d’être recherché pour cette individualité. C’est ce que j’essaie de faire, même si ce n’est pas la voie la plus facile.
Votre univers artistique s’affranchit des chapelles dans la mesure où il mêle musique néo-classique et cinématographique. Est-ce que les organisateurs de concerts comprennent votre démarche ?
Maria Karakusheva : Si on parle de festival, c’est effectivement la niche la plus difficile, parce que tout est extrêmement carré et mis dans cases fixes et précises. Donc, pour les festivals, j’ai des difficultés, justement parce que je ne suis pas dans la catégorie classique et pas non plus dans la catégorie hyper contemporaine. Je suis un peu dans un no man’s land ! (rires).
On sent dans vos œuvres une dimension très visuelle, presque narrative. Diriez-vous que cela vient de votre expérience en musique de film ?
Maria Karakusheva: Mon imagination est très figurative. Mes compositions ne sont pas simplement basées sur un thème musical, c’est une histoire artistique qui a un début, un milieu et un fin. Souvent, les gens après un concert viennent me voir et réagissent en ne disant pas simplement qu’ils aiment ou pas, mais qu’ils se sont reconnus à travers ma musique. Il y a quelques années, une personne m’a dit que je devais avoir vécu quelque chose de vraiment dramatique dans ma vie. Le plus inspirant c’est savoir que ce qu’on vit à travers la musique peut nous aider mais également aider d’autres personnes. Il n’y a rien de plus beau que cela. Il est possible qu’il y ait un côté dramatique et mélancolique dans mes compositions, mais dans la vie, je pense que je suis une personne plutôt joyeuse.
En quoi vos racines bulgares ont-elles marqué votre rapport à la musique ?
Maria Karakusheva: Je suis fière de mon origine bulgare, c’est quelque chose que je ne cache jamais. Mais je me trouve également très différente. Je me ressens comme une musicienne universelle qui n’est pas attachée à un endroit particulier dans le sens où je n’ai pas d’influence de la musique bulgare. Pendant que je me développais en Bulgarie, j’ai voulu donner une alternative musicale pour que le public bulgare puisse entendre quelque chose qu’il n’avait pas l’habitude d’écouter.
Qu’est-ce qui vous inspire le plus dans la vie quotidienne pour composer ?
Maria Karakusheva: Les silences. J’ai besoin de m’arrêter, d’écouter le monde autour de moi: le bruit d’une ville, le souffle du vent, un souvenir qui revient… Ce sont souvent des sensations très simples qui déclenchent une idée musicale. J’aime aussi observer les gens, leurs émotions, leurs contradictions. La musique, pour moi, est une manière de traduire cette humanité dans toute sa complexité.
Lors de votre concert à la Salle Gaveau, vous étiez accompagnée du Constellation Quartet, un quatuor à cordes. Qu’apportent les cordes à vos compositions ?
Maria Karakusheva : Quand je suis sur scène, je m’aperçois que la musique de chambre est la plus proche de la sonorité de mon univers. C’est pour cela que j’aime me produire avec un quatuor à cordes. Mais, il arrive aussi que je crée des surprises en invitant des grands musiciens de chaque pays où je me produis, comme par exemple l’interprète et saxophoniste alto exceptionnel français, Pierrick Pédron qui était présent Salle Gaveau.
Que pensez-vous de la Salle Gaveau ?
Maria Karakusheva: La première fois que j’ai joué à la Salle Gaveau, j’avais 16 ans. C’était dans le cadre d’une performance de gala après que j’ai gagné le premier prix au concours international de piano Claude Kahn. Cela m’a marqué énormément. C’est pour cela que j’ai choisi que mon concert ait lieu dans la même salle. Sur cette scène, j’ai joué Chopin et Bach. Et maintenant je me présente ici avec la première française de ma propre musique avec l’album Forget Me Not. C’es très émouvant.
Que représente Paris pour vous, où vous aimez séjourner ?
Maria Karakusheva: J’ai toujours aimé cette ville. Je continue de penser que j’ai envie de vivre ici. Il y a encore de petite entraves, mais le lieu où je me sens le plus moi-même c’est peut-être Paris où j’essaie d’être le plus souvent possible. Je vis à Amsterdam depuis trois ans. Je crois qu’il est temps que je vienne vivre dans cette ville magnifique (rires).
Entretien réalisé par Victor Hache
Maria Karakusheva : un parcours brillant
Née en Bulgarie, Maria Karakusheva s’est initiée au piano dès l’âge de cinq ans, et déjà à neuf ans elle remportait le 1er prix du concours international pour jeunes pianistes UFAM en France. Après des études accomplies avec mention à la prestigieuse Académie nationale de musique à Sofia, elle obtint également un master en composition de musique de film au Berklee College of Music à Boston.
Basée à Amsterdam et à Paris, elle mène une carrière hybride : à la fois pianiste classique contemporaine, compositrice pour l’image et créatrice d’« audio-visuel live ». Elle collabore aussi bien avec des marques internationales (Samsung, ING, Yamaha…) qu’avec des cinéastes, et a été nommée pour le Prix « Best Composer of a Feature Film » par l’Académie bulgare du film en 2023.
Son œuvre se distingue par une approche transgressive du répertoire classique : mariant l’écriture néoclassique au jazz, à la house, au son cinématographique.
En parallèle de ses albums personnels (dont Hearteclipse ou Forget Me Not), elle compose des bandes-son pour le cinéma et développe une esthétique très visuelle de la musique : « je compose pour éveiller, évoquer, relier », dit-elle.