Serge Safran : itinéraire d’un écrivain voyageur

Serge Safran
Serge Safran publie "Du Zanskar à Séoul", récits de voyages qui esquissent aussi l’itinéraire d’un homme. Photo DR

Le Book club de We Culte / Serge Safran. Avec Du Zanskar à Séoul, Serge Safran a choisi de détourner son journal intime pour raconter ses « choses vues » durant ses voyages en Inde du nord, au Ladakh et au Pendjab, à Chypre, à Montréal et à Séoul. Des récits de voyages qui esquissent aussi l’itinéraire d’un homme.

Serge Safran raconte ses « choses vues » durant ses voyages en Inde du nord, au Ladakh et au Pendjab, à Chypre, à Montréal et à Séoul

Serge safran

Je me souviens qu’en 1978, l’année où Serge Safran a pris la direction du Zanskar, j’étais plongé dans La Vie mode d’emploi de Georges Perec.

Le titre de l’ouvrage, qui s’est vu décerner le Médicis à l’automne de cette même année, aurait pu guider l’écrivain-voyageur dans sa quête, lui qui avait pris la route de l’Inde autant pour découvrir des contrées inexplorées que pour tenter d’effacer une déception sentimentale et surtout se construire une nouvelle histoire, consignée dans les carnets d’un journal intime.

Un exercice entamé peu avant son départ et qui, depuis lors, l’accompagne toujours – sous une forme différente – même s’il a plusieurs fois voulu renoncer. Mais écrire lui est vital, indispensable.

Je me souviens de ces années où, sur les pas d’Isabelle Eberhardt, d’Ella Maillart, de Nicolas Bouvier, le voyage aux confins de l’Asie tenait de la quête spirituelle et mêlait aventure et paradis artificiels.

En prenant la direction du toit du monde, en cheminant Sur la route, on cherchait aussi une dimension métaphysique : « Chaleur et sueur. Se sentir soutiré par la sérénité de la drogue. Se savoir suivant la voie de la sagesse et du sourire. Sentir l’agression dans les mauvaises vibrations. Libre de vivre l’abolition du vrai, du vide. Dans la tête les volutes et les voûtes. Circulent les shikaras et le joint. Chacun des actes de nos vies peut contenir simplicité et précision, et exprimer de la sorte une beauté et une dignité incommensurables. Une goutte de thé refroidi. (…) Miroitement de l’eau sur les rideaux à fleurs. Miroitement du temps sur l’eau. Et quelques couleurs vives, très vives. »

Je me souviens de l’expression de Montaigne les voyages forment la jeunesse et je ne peux m’empêcher de la relier au récit de ce voyageur un peu naïf, à moins qu’il ne soit intrépide, qui chemine vers les contreforts de l’Himalaya.



Il ignore alors les risques qu’il court, l’effort physique que requièrent les longues marches. Mieux, il prend ces épreuves comme un cadeau. « Cette vallée n’en finit plus, à raison de sept à huit heures de marche par jour, en plein soleil ou en plein vent. Olam et ses chevaux, ses bâts, son turban, son sourire malicieux pour allumer un beedie, et ces noms de villages, rivières, montagnes, à force impossibles à retenir tant ils se ressemblent, tant ils changent, tant leur orthographe nous échappe. Quel plaisir fou d’ailleurs d’entendre parler de lieux dont le nom ne figure sur aucune carte, ou alors avec la plus grande trahison qui soit, et de vouloir tous les retenir. Pour s’enivrer, pour jouir de tout ce qui nous a été caché dans ces fins fonds himalayens de l’enfance. Des êtres oubliés, cela peut-il encore exister? Quelle paix immense dans le ciel, où un aigle royal tournoie, dans les roches, où nulle souillure sociale n’a sévi. Quel infini vertige de virginité. »

Je me souviens que c’est au bout de ce voyage qu’il rencontre le photographe Raphaël Gaillarde qu’il retrouvera quelques années plus tard lors de son voyage à Chypre, le second de ce recueil.

Alors qu’en France une joyeuse euphorie accompagne l’arrivée au pouvoir de François Mitterrand, Serge crapahute entre Limassol et Larnaca et témoigne une fois encore d’un conflit aujourd’hui un peu oublié, qui a imposé la partition de l’île entre Grecs et Turcs. « Sainte-Sophie, servant depuis quelques siècles de mosquée, donne une idée de l’imposture violente des civilisations. Une pancarte rutilante indique le « Musée du Barbarisme ». Évidemment, le barbare, c’est l’autre. Indécence et saleté du savoir. Soldats prostrés dans l’ombre, peau nue sous le treillis, crâne rasé, barbe naissante, œil opaque, fixé sur les profondeurs de l’ennui. Animation orientale des rues encombrées de charrettes et petits métiers. Insalubrité manifeste. Nous abandonnons l’idée de voir Famagouste et Korynia en deux jours, escortés et escroqués par la location imposée d’une voiture turque… Tant de difficultés masquent trop d’hypocrisie. De haines larvées. De violences. L’après-midi, Raphaël a voulu prendre des photographies depuis quelques toits et terrasses de la ville grecque. Ce qui nous a causé quelques frayeurs. Et entraîné à fuir en dégringolant en quatrième vitesse les escaliers d’un immeuble en construction après avoir été repéré par quelques sentinelles. »

Je me souviens qu’avec Raphaël,  il est reparti au Pendjab en 1983 et s’est retrouvé en pleine répression contre les sikhs. Alors qu’il était revenu de son périple, il a découvert que son ami – resté sur place – a été témoin de l’opération Blue Star ordonné par Indira Gandhi pour mater la rébellion au Temple d’Or d’Amritsar. Ses photos ont nourri la presse occidentale et lui ont valu le Prix du photojournalisme.

Je me souviens que le voyage à Montréal qui a suivi était un peu lié aux Éditions du Castor Astral – le nom de la maison d’édition à été trouvé par ses fondateurs alors qu’ils rentraient d’un séjour au Canada – et beaucoup aux auteurs et éditeurs de la Belle Province qui l’ont invité.

Et de fait, ce sont surtout les rencontres avec des poètes, auteurs, chanteurs et libraires qui l’ont marqué. Et on sans doute poussé le poète du Chant de Talaïmannar, le messager du Castor Astral faisant la liaison entre Bordeaux et Paris et le critique de Sud-Ouest et du Magazine littéraire à vouloir faire découvrir de nouvelles plumes.

Je me souviens avoir été l’un des premiers journalistes à saluer la naissance des Éditions Zulma que Serge a créé en 1991 avec Laure Leroy, avant que je ne fasse leur connaissance lors du Salon du livre de Genève où sa curiosité et son enthousiasme m’avaient séduit. J’ignorais alors que cette rencontre marquait les débuts d’une amitié de plus de trente ans.

En revanche, je me souviens de son ambition d’ouvrir sa maison aux écrivains du monde entier. Aussi le dernier voyage qu’il nous propose, à Séoul en 1993, est directement lié à cette soif de découvertes, à cette boulimie de lecture.

Je me souviens des dernières lignes de ce livre qui témoignent d’une quête jamais assouvie : « Il y aurait tant d’autres choses à raconter ; ma visite solitaire au temple Pongunsa, bouddhiste et en pleine activité, celle, encore sous la pluie, à madame Gui Won-lee, le repas pris en sa compagnie à la cantine de la bibliothèque, les projets éditoriaux, les rêves enfouis et les secrets frôlés, la littérature en filigrane et l’amour toujours cherché dans l’absence, l’amour, toujours. »

Henri-Charles Dahlem

  • Du Zanskar à Séoul Serge Safran. Éditions Héliopoles. Récits de voyages. 360 p., 24,90 €. Paru le 20/11/2025

  • Retrouvez cet article ainsi que l’ensemble des chroniques littéraires de Henri-Charles Dahlem sur le site Collection de livres

A propos de l’auteur

Serge Safran © Photo DR

Serge Safran a passé quasiment toute son enfance au Bouscat, banlieue maraîchère de Bordeaux, sa ville natale, non loin de l’Océan Atlantique et des Pyrénées. Après des études de lettres modernes – ponctuées par une maîtrise sur Dracula et l’idéologie du progrès scientifique –, de relations publiques et plusieurs voyages en Asie par la route, il abandonne l’Éducation nationale pour commencer à publier sa poésie, notamment Le Chant de Talaïmannar en 1978, et vivre en communauté dans le Gers.

Il s’installe ensuite à Paris et, après divers emplois précaires (magasinier, enquêteur, journaliste de variétés, enseignant pour étrangers en exil), il réintègre l’Éducation nationale comme professeur de lettres en lycée et collège, à temps partiel, dans la banlieue parisienne, notamment à Sarcelles. Auteur de recueils de poésie, de récits de voyage (Carnet du Ladakh), de lettres et journaux intimes (Lettres gersoises, L’année Alison ou comment survivre en amour à l’âge fatidique de 36 ans), de textes érotiques (Heures tendres, fictions amoureuses) et de romans (La Stagiaire, Le Voyage du poète à Paris), il consacre désormais son temps entre son œuvre personnelle et sa collection Serge Safran éditeur aux sein des éditions Héliopoles. (Source : Wikipédia, L’incorrect, La Presse littéraire)


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Henri-Charles Dahlem