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Annie Ernaux publie "Le Jeune homme" (photo) Francesca Mantovani

Livres. Surnommée « papesse de l’autofiction » ou encore « la fille scandaleuse », Annie Ernaux signe un beau retour en librairies avec un court texte, « Le Jeune Homme ». Elle y rapporte, alors cinquantenaire, sa liaison avec un garçon de trente ans son cadet. De leur côté, Les Cahiers de l’Herne lui consacrent tout un recueil, indispensable.


 Annie Ernaux publie « Le Jeune Homme » : vivre pour écrire…


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Annie Ernaux : ‘Rien ne me fait peur en écriture » (photo) Francesca Mantovani

Elle dit et écrit : « Rien ne me fait peur en écriture ». Ou encore : « Il n’y a pas de vérité inférieure ». A 81 ans, Annie Ernaux publie « Le Jeune Homme », un texte bref et dense, raclé à l’os- à peine cinquante pages. Et au même moment, paraît un formidable Cahier de L’Herne, tout à elle consacré.

Depuis 1974 avec la parution de son premier texte, « Les Armoires vides », au fil de ses livres, elle (se) raconte. La vie d’une jeune fille, d’une femme, d’une mère, d’un père. Le transfuge de classe. Un avortement… On la dit « papesse de l’autofiction », un genre littéraire initié par Serge Doubrovsky (1928-2017), un genre qu’elle pratique avec élégance (ce qui est loin d’être le cas d’autoproclamé.e.s auteurs et autrices en mal de reconnaissance tout en pratiquant pitoyablement la fragmentation du roman…).

En ouverture, on lit : « Si je ne les écris pas, les choses ne sont pas allées jusqu’à leur terme, elles ont été seulement vécues ». Résumée, l’histoire de ce « Jeune Homme » est toute simple : le récit de la liaison amoureuse d’une femme de 54 ans et d’un jeune homme de trente ans son cadet, en Normandie au mitan des années 1990.

Début de l’histoire : « Il y a cinq ans, j’ai passé une nuit malhabile avec un étudiant qui m’écrivait depuis un an et avait voulu me rencontrer ». On apprend que l’étudiant se prénomme A., qu’il a une petite amie dans la vie de tous les jours. On apprend aussi une confidence de la narratrice : « Souvent, j’ai fait l’amour pour m’obliger à écrire. Je voulais trouver dans la fatigue, la déréliction qui suit, des raisons de ne plus rien attendre de la vie. J’espérais que la fin de l’attente la plus violente qui soit, celle de jouir, me fasse éprouver la certitude qu’il n’y avait pas de jouissance supérieure à celle de l’écriture d’un livre… »



Et soudain, ressurgissent les doutes régulièrement évoqués au sujet de tout.e auteur.e d’autofiction : mettre en scène, planifier les événements de sa vie pour ensuite écrire… Récemment, Annie Ernaux confiait piocher dans ses souvenirs et ses instants de vie pour mettre au grand jour des sujets de société. En quelque sorte, de l’individuel à l’universel…

Ainsi, la romancière travaillait, du moins tentait de travailler sur ce livre qui allait devenir « L’Evénement »– elle se souvient : « C’est peut-être ce désir de déclencher l’écriture du livre- que j’hésitais à entreprendre à cause de son ampleur- qui m’avait poussée à emmener A. chez moi boire un verre après un dîner au restaurant où, de timidité, il était quasiment muet. Il avait presque trente ans de moins que moi ».

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Et puis, pendant le confinement consécutif à la pandémie covidienne, Annie Ernaux s’est lancée dans ce texte en elle depuis longtemps, si longtemps : « Le Jeune Homme ». Le moment était venu, près de trente ans après les faits. De son « écriture plate » (ainsi qu’elle définit son style, elle qui ne tombe jamais dans la platitude comme tant de ces auteur.e.s stars du fragmenté), elle juxtapose deux unités de temps, deux époques. Hier, aujourd’hui.

Il y a toujours un coin qui me rappelle, chantait-on en 1964. Un jour, elle retrouve A. dans son petit appartement d’étudiant à Rouen, la fenêtre donne sur l’hôtel-Dieu, cet hôpital là même où quelque trente ans plus tôt, elle a été hospitalisée après un avortement clandestin (ce qu’elle raconte dans « L’Evénement »)…

Un autre jour, ils vont déjeuner au restaurant universitaire, celui-là même où, étudiante, elle allait prendre ses repas. Encore un autre jour, de la bouche d’A., sortent des mots qu’elle entendait dans la bouche de ses parents à elle, alors épiciers dans une petite ville de Normandie quatre décennies plus tôt- comme un sentiment de gêne, voire de honte quand on est devenu.e un.e transfuge de classe.

Et que dire de cette déambulation main dans la main dans les rues de la ville, une femme de 54 ans et un jeune homme de trente ans son cadet, ce qui la ramène à une promenade avec ses parents en bord de mer, elle jeune fille habillée d’une robe très moulante ?

Annie Ernaux, hier et aujourd’hui, « la fille scandaleuse »… Auteur, entre autres, de « Pour en finir avec Eddy Bellegueule » (2014) et « Changer : méthode » (2021), Edouard Louis est catégorique : « On ne peut plus écrire de la même façon après Annie Ernaux ».

Dans « Cahier Annie Ernaux » édité par L’Herne, l’auteure du « Jeune Homme » confie quelques extraits de son journal intime qui, assure-t-elle, ne sera publié qu’après sa mort : « Avec obstination- je m’aperçois que c’est la grande finalité de mon écriture- je veux redonner la réalité d’hier, faire qu’elle soit aussi forte et « réelle » que celle de maintenant ».

Serge Bressan

A lire : « Le Jeune Homme » d’Annie Ernaux. Gallimard, 50 pages, 8 €.

  • « Cahier Annie Ernaux ». Collectif, sous la direction de Pierre-Louis Fort. Les Cahiers de L’Herne, 320 pages, 33 €.

A voir : « Les Années Super 8 », film documentaire réalisé par Annie Ernaux et David Ernaux-Briot. Présenté à Cannes dans le cadre de la Quinzaine des réalisateurs les 23 et 24 mai 2022. En salles le 14 décembre 2022. Durée : 1h01.


EXTRAIT

« Les dimanches après-midi où il bruinait, nous restions sous la couette, finissant par nous endormir ou somnoler. De la rue silencieuse s’élevaient les voix de rares passants, souvent des étrangers d’un foyer d’accueil voisin. Je me re-sentais alors, à Y., enfant, quand je lisais près de ma mère endormie de fatigue, tout habillée sur son lit, le dimanche après manger, le commerce fermé. Je n’avais plus d’âge et je dérivais d’un temps à un autre dans une semi-conscience ».


 

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