Livres. Le SIDA revient en ce moment au premier plan de l’actualité médiatique à l’occasion du 40e anniversaire de la découverte du virus. Avec son livre, « Les enfants endormis », Anthony Passeron propose un témoignage émouvant sur son histoire familiale dont trois membres sont morts de cette maladie. Rencontre avec l’auteur à la Fête du Livre de Bron qui lui a récemment décerné le prix Summer.
Anthony Passeron : « J’ai écrit « Les enfants endormis » parce que l’histoire du SIDA avait traversé ma famille et qu’elle était incapable d’en parler. Je ne comprenais pas à l’époque ce qui se passait »
L’originalité du livre « Les enfants endormis » est de traiter du sujet dans une zone rurale, l’arrière-pays niçois, et d’évoquer le cas des toxicomanes qui constituent une population qui a été touchée de façon très dramatique sans être aussi médiatisée que ne l’ont été les homosexuels. Anthony Passeron fait également un parallèle intéressant entre son histoire familiale et celle qui se joue à l’échelle internationale dans les laboratoires scientifiques qui ont commencer à étudier le SIDA dès les premiers cas de la maladie.
Anthony Passeron était présent en mars dernier à la Fête du Livre de Bron où on lui a décerné le prix Summer, l’un des nombreux prix qui ont fort justement couronné ce livre. Nous avons pu le rencontrer à cette occasion et l’interroger sur les raisons qui l’ont conduit à l’écrire et les réactions que sa publication a pu provoquer.
Quelles sont les raisons qui vous ont conduit à écrire ce livre ?
Anthony Passeron : Les raisons sont multiples mais j’ai d’abord écrit ce livre parce que j’ai eu l’impression que l’histoire du SIDA avait traversé ma famille et qu’elle était incapable d’en parler. Je ne comprenais pas à l’époque ce qui se passait. L’émergence d’une histoire médiatique du VIH-SIDA et les actions des activistes d’Act UP m’ont permis de découvrir qu’il s’agissait de la même maladie dont sont morts mon oncle, ma tante et ma cousine. Je me suis demandé pourquoi certains étaient capables d’assumer leur maladie à visage découvert et d’en faire un geste politique alors que dans ma famille on ne pouvait même pas en parler.
J’ai découvert également plus tard que certains artistes avaient fait de leur SIDA un geste artistique. En me documentant dans le corpus artistique du VIH-SIDA, je me suis rendu compte que la classe moyenne rurale péri-urbaine n’était pas du tout représentée. Le discours des artistes urbains homosexuels a, d’une certaine façon, préempté les représentations car les limites du champ médiatique font qu’il n’y a pas la place pour tout le monde sur la photographie. La question de la toxicomanie a donc été beaucoup moins documentée. Les toxicomanes étaient aux prises avec leur addiction et ils n’ont pas été en mesure de se constituer en association et c’est le milieu homosexuel qui les a beaucoup aidés.
Parmi les questions qui m’ont interrogé il y avait évidemment celle de la honte. J’ai bien compris que c’est elle qui empêchait ma famille de parler. Je me suis dit aussi qu’elle aurait peut-être pu assumer plus facilement cette histoire si elle avait pu se reconnaître dans le champ des représentations de cette maladie.
Pourquoi avez-vous introduit l’histoire scientifique du SIDA dans votre histoire familiale ?
Anthony Passeron : Le mutisme de ma famille m’a obligé à me tourner vers un corpus scientifique. Et en l’étudiant je découvre une histoire qui me semble elle aussi éminemment romanesque. Et c’est pour me rassurer que j’ai ajouté cette histoire car je craignais que personne ne s’intéresse à l’histoire d’un boucher-charcutier de campagne.
Le récit scientifique m’a passionné et j’ai fait à cette occasion ce qui est mon métier d’enseignant, rendre compréhensible des choses complexes. Je commence maintenant à rencontrer des médecins et ce qui m’émeut beaucoup c’est d’avoir pu rattacher l’histoire de ma famille à une histoire plus collective.
Et cette histoire familiale, est-elle écrite sur la base de vos seul souvenirs ?
Anthony Passeron : L’histoire familiale ce sont des souvenirs ou des souvenirs de souvenirs. Il y a des scènes dont j’ai hérité et d’autres qu’on m’a tellement racontées que j’ai l’impression de les avoir vécues. Pour certaines autres c’est très flou et je ne raconte plus l’histoire exacte de ma propre famille, mais l’histoire d’une famille dans laquelle les autres familles pourraient se reconnaître. En effet je me suis aussi documenté sur des familles plus ou moins semblables à la mienne. J’ai retrouvé sur Internet des documentaires des années 80 qui donnaient la parole aux familles et beaucoup de témoignages m’ont rappelé ce qui se jouait dans ma propre famille.
Comment avez-vous échappé à la vision idyllique très bien partagée de l’arrière-pays niçois où se situe votre récit ?
Anthony Passeron : L’arrière pays niçois est un territoire touristique bien connu pour les randonnées et ses stations de ski. C’est une sorte de copier-coller des romans de Pagnol. J’avais sous-estimé la force de ces cartes postales là et j’avais peur de tomber dans le roman régionaliste. Je voulais dire mon expérience de la campagne. Aujourd’hui on l’idéalise alors que j’ai le souvenir de campagnes avec des vieilles carcasses de voitures au fond des champs dont on laissait les batteries dégouliner dans la terre. C’était tout sauf de l’écologie.
Cette campagne était aussi un endroit de relégation. La jeunesse des années 70 a été la première à aller faire des études en ville, à grandir avec la télévision, à profiter des moyens de communication et surtout de la voiture individuelle. Repliés sur eux-même, des modes de vie vont être remis en question par cette jeunesse là.
Cette campagne était un lieu d’ennui à une époque qui foisonnait grâce à la contre-culture, la musique et le cinéma. Il y avait dans mon village une sensation d’étouffement. C’est un lieu où tout le monde se connaît, où l’oubli n’existe pas. Cette « épidémie » de toxicomanie va se propager dans un tissu de jeunes gens extrêmement restreint. Quand la catastrophe arrive, elle est extrêmement partagée. Dans un petit village de 50 habitants périphérique au mien, la jeunesse c’est 10 personnes. Dans ce village il y a eu des toxicomanes et ils sont tous morts du SIDA.
Comment votre famille a-t-elle réagi à votre livre ?
Anthony Passeron : Les réactions ont été très mitigées. La partie de la famille qui souffrait du tabou est soulagée et va se remettre à parler. Maintenant on peut dire le mot SIDA, raconter l’hôpital, les doutes, les culpabilités de chacun. Mais il y a un autre côté de la famille qui avait validé ce tabou et trouvait que le silence était la meilleure solution. Ils sont aujourd’hui très mécontents car ils auraient aimé qu’on ne dise plus jamais que mon oncle était toxicomane.
Pour cette partie de ma famille nous sommes toujours en 1984. Il y a toujours une honte terrible à parler de la toxicomanie et le SIDA est toujours une maladie d’homosexuels. J’avais également sous-estimé le poids de la géographie de leur vie : ceux qui ne sont jamais sortis du village sont scandalisés. Il y a aussi un critère générationnel et, pour les personnes âgées, quoi qu’il arrive, on ne dévoile pas un secret de famille, si libératoire soit-il.
Et votre village, vous y êtes allé ?
Anthony Passeron : Les rencontres que j’ai eu ont été très émouvantes. Ce livre était né au village et il était important qu’il y retourne. Mais parmi les nombreuses rencontres qui ont été organisées depuis la sortie de mon livre, c’est la seule qui l’a été de ma propre initiative car la médiathèque du village ne l’a pas fait. Et quand il a été question de trouver un modérateur, tout le monde s’est défilé. C’est finalement une prof de français à la retraite qui n’est pas du village et qui n’y connaît personne qui a été enchantée d’assurer la modération. J’avais une appréhension terrible et ça s’est très bien passé. Quand on a tendu le micro à la salle, tout le monde voulait dire quelque chose et ça a été un moment de catharsis très fort.
Entretien réalisé par Yves Le Pape
- A lire : Anthony Passeron, « Les Enfants endormis », éditions Globe, août 2022, 288 pages, 20 €. Editions Globe.
- Anthony Passeron nous raconte les « Enfants endormis » ICI