Le Book club de We Culte. Avec Kolkhoze, Emmanuel Carrère ne se contente pas de dérouler une saga familiale. Il s’avance au cœur de ce qui le fonde – l’identité, l’exil, l’intégration – et au centre d’un siècle européen traversé de convulsions, de la Révolution russe à la guerre en Ukraine. L’ombre portée de sa mère, Hélène Carrère d’Encausse, secrétaire perpétuelle de l’Académie française et grande spécialiste de la Russie, domine ce récit où l’intime se mêle à l’Histoire.
« Kolkhoze » : Emmanuel Carrère réussit là son plus beau livre, celui où l’amour filial transcende enfin les blessures et les incompréhensions
Dès les premières pages de Kolkhoze, la scène est saisissante : l’hommage national rendu aux Invalides, la musique de Tchaïkovski, les uniformes, les épaulettes, et Emmanuel Macron saluant la défunte : « Dans le sang de notre mère coulaient tous les fleuves d’Europe, entre la Volga et le Rhin » . Le fils regarde, observe, médite : « Je suis le visage de ma mère qui se détourne sans appel. Je suis la détresse sans fond de mon père » . Tout est dit : amour, blessure, filiation.
Le livre s’ouvre sur l’évocation de cette mère « apatride devenue incarnation de la République française » et déploie ensuite, comme autant de poupées russes, les destins d’ancêtres russes et géorgiens : aristocrates ruinés par 1917, démocrates mencheviks contraints à l’exil, intellectuels géorgiens qui traduisent George Sand dans un Paris d’après-guerre. On passe de Georges, le grand-père maternel, à Nathalie, la grand-mère, puis à l’oncle Nicolas avant de bifurquer vers le côté paternel, le tout étayé par les recherches généalogiques menées par Louis, le père de l’auteur.
La grande Histoire sert ici de toile de fond aux récits familiaux – « un roman russe, un roman français, un roman ukrainien, un roman du deuil » comme l’écrit Vincent Jaury dans Transfuge .
De la Révolution russe à la guerre en Ukraine, en passant par la Seconde guerre mondiale, les destins personnels s’entremêlent aux convulsions du siècle. Les aristocrates russes déchus de 1917 côtoient les démocrates géorgiens contraints à l’exil.
C’est du reste durant la Seconde guerre mondiale qu’Hélène quitte Bordeaux – où son père a été assassiné en 1944 – pour s’installer à Paris. Avec Louis, sont fiancé qui va faire toute sa carrière dans les assurances, elle tente d’intégrer la vie intellectuelle, mais aussi de profiter du réseau des émigrés venus de Russie et de Géorgie. Deux mondes qui se rejoignent : l’idéal français et le rêve de l’aristocratie russe. Hélène est d’abord professeur d’histoire à l’université, puis à l’Institut d’études politiques de Paris. Une ascension qui va se poursuivre jusqu’à la consécration avec l’entrée à l’Académie française et la nomination en tant que secrétaire perpétuelle.
Au moment où la guerre en Ukraine se poursuit, l’auteur ne fait pas l’impasse sur les positions de sa mère, qu’il avait déjà esquissées dans Un roman russe et l’avaient brouillé avec elle. Mais il mesure aussi combien il est difficile d’appréhender avec justesse cet Empire. La conviction d’Hélène Carrère d’Encausse était que Poutine pouvait être brutal, mais rationnel, et qu’il ne commettrait jamais un tel « acte de folie ».
Creusant le sillon maternel, il tente lui aussi de déchiffrer la vraie Russie, comme quand il se trouve à Moscou le jour du déclenchement du conflit ukrainien et décide de rester sur place pour rendre compte de l’état d’esprit de la population. Ces pages sur l’actualité brûlante donnent au livre une dimension d’urgence et de témoignage. On y ajoutera les reportages au cœur de la Russie et l’exploration de la littérature russe, de Tolstoï à Dostoïevski, en passant par Tourgueniev.
Mais il faudrait aussi parler de Salomé, qui incarne une alternative aux récits centrés sur la Russie de sa mère. La présidente de la Géorgie, cousine d’Emmanuel, défend avec véhémence une orientation pro-européenne et incarne tout à la fois la résistance contre la Russie et l’attitude pro-russe de sa mère qui, une fois de plus, ne « comprend pas ».
Mais l’apaisement, sinon le pardon, viendra avec l’ultime combat. Quand les enfants, Emmanuel, Nathalie et Marina accompagnent les derniers jours de leur mère dans un centre de soins palliatifs. Alors l’émotion atteint son comble. « Elle comptait sur moi à l’heure de sa mort ». La littérature atteint alors son sommet : écrire pour survivre, mais aussi pour offrir à ses parents un tombeau.
On referme le livre bouleversé. « Je suis le visage de ma mère… Je suis la détresse sans fond de mon père ». Derrière la rigueur de l’historienne et le silence du mari, il trouve la vérité de sa propre écriture, à la fois acteur, témoin et héritier de cette famille.
Si le roman brouille délibérément les frontières entre récit autobiographique, chronique familiale, historiographie et philosophie politique, il plonge profondément dans la dimension horizontale et verticale des relations humaines en liant indissociablement les ancêtres, les destins personnels et le quotidien de l’auteur au sein de sa propre famille dans une mise à nu sans tabou.
Je me joins par conséquent aux critiques qui parlent d’ « un conteur virtuose au sommet de son art » qui réussit là son plus beau livre, celui où l’amour filial transcende enfin les blessures et les incompréhensions.
Henri-Charles Dahlem
- Kolkhoze Emmanuel Carrère. Éditions P.O.L. Roman. 560 p., 24 €. Paru le 4/09/2025
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A propos de l’auteur
Emmanuel Carrère est né le 9 décembre 1957 à Paris. Il est écrivain, scénariste et réalisateur. Fils de l’historienne Hélène Carrère d’Encausse, il publie ses premiers romans dans les années 1980 (L’Amie du jaguar, La Moustache) avant de s’imposer avec des œuvres où se mêlent récit personnel, enquête et fiction.
On lui doit notamment L’Adversaire (2000), consacré à l’affaire Romand, Un roman russe (2007), D’autres vies que la mienne (2009), Limonov (2011) ou encore Yoga (2020). Ses livres, traduits dans de nombreuses langues, en font l’un des écrivains français les plus lus de sa génération.
Lauréat du prix Renaudot et du prix Femina étranger, il a également travaillé pour le cinéma et la télévision, adaptant ses propres récits ou collaborant comme scénariste. Avec Kolkhoze (2025), il livre une fresque familiale et historique qui s’inscrit dans la continuité d’une œuvre où le réel et l’intime se confondent.