Livres/Salman Rushdie conteur dans « La Cité de la Victoire ». Sous la menace d’une fatwa depuis 1989, il a été victime d’une agression au couteau en août 2022. Néanmoins, Salman Rushdie écrit- encore et toujours. A preuve, son nouveau roman : « La Cité de la victoire ». Un texte lumineux à la gloire des mots, de la littérature et du féminisme.
Salman Rushdie conteur : dans « La Cité de la victoire » l’auteur a écrit un texte essentiel à la gloire des mots, de la littérature et du féminisme
Dire et écrire, encore et encore, encore et toujours : « Les mots sont les seuls vainqueurs. C’est ce qui rend les écrivains dangereux pour les pouvoirs politiques ». Dire et écrire, aussi : « La sagesse, ce n’est pas être pessimiste ou optimiste, mais observer, savoir quelles sont nos valeurs et ne rien concéder ».
Salman Rushdie, 76 ans, né à Bombay (Inde), est un « survivant » : en août 2022, lors d’une conférence outre-Atlantique, il a été agressé au couteau par un jeune mettant à exécution la peine de mort voulue par la fatwa lancée par l’ayatollah Khomeiny en 1989 après la parution d’un livre, « Les Versets sataniques »…
Conséquence de cette agression : œil droit mort, usage d’une main perdu. Peu avant cette tragédie, l’auteur américano-britannique avait bouclé un nouveau roman, « La Cité de la victoire », dont la VF vient de paraître. Au fil des quelque 330 pages, une étrange résonnance entre un conte du XIVe siècle en Inde et l’agression au XXIe siècle aux Etats-Unis.
Dans un entretien à un hebdomadaire français, Salman Rushdie a évoqué la genèse de son nouveau roman qui « doit beaucoup à une absence d’histoire. Quand j’avais 25 ou 26 ans, j’ai fait un voyage dans cette Inde du Sud que je ne connaissais pas (ma famille est du Nord) et j’ai découvert les ruines de Hampi. Elles sont, en fait, les vestiges de l’empire de Vijayanagara. Elles n’étaient pas en très bon état et n’intéressaient pas beaucoup de monde. Pourtant, quand j’ai fait des recherches, j’ai découvert que ce royaume, fondé au XIVe siècle, a dominé pendant deux cent cinquante ans la plupart du pays… »
Il se pose des questions : pourquoi ignorait-il l’existence de ce royaume ou encore la place prépondérante qu’y tenaient les femmes ? Il décide alors de raconter l’histoire, le royaume devient l’empire de Bisnaga, et pour la technique narrative, il prend exemple sur les grandes épopées comme le Ramayana, le Mahabharata et l’« Iliade » d’Homère, et y ajoute le texte de deux voyageurs portugais qui s’étaient établis dans cet empire comme marchands de chevaux et qui racontent tout de la vie quotidienne, les marchés, les rituels dans les temples…
Direction le sud de l’Inde, au XIVe siècle. Après une bataille « ordinaire » entre deux royaumes, une fillette de 9 ans, Pampa Kampana, assiste à la mort de sa mère, brûlé dans le bûcher des veuves. Peu après, envahie par le chagrin, elle fait une rencontre divine : sa vie va être bouleversée. Pampa se retrouve avec des pouvoirs exceptionnels, la déesse lui glisse qu’elle, la fillette de 9 ans, va contribuer à l’essor d’une grande ville appelée Bisnaga (littéralement, « cité de la victoire »).
Autrement dit, la merveille du monde… Pendant les deux cinquante années suivantes, les destins de Pampa Kampana et de Bisnaga se confondent- toujours sous l’inspiration de la déesse. Ainsi, Pampa va bousculer la société, installer une autre approche de la vie commune- mieux, elle fera, dans ce royaume jusqu’alors patriarcal, des femmes les égales des hommes…
Malheureusement, comme les belles histoires d’amour, l’histoire de Pampa Kampana et de Bisnaga se finit mal- des politiques qui vont et viennent, des batailles gagnées ou perdues, un tissu social en déliquescence… Bref, l’histoire de la vie qui va.
Dans ces pages de « La Cité de la victoire », on trouvera aisément des airs des familles avec Montesquieu évoquant la chute de Rome ou encore avec Gabriel Garcia Marquez. Vision du mal, utopie, espoir et désespoir, enfermement et liberté…
Mieux encore- et c’est là tout le génie de Salman Rushdie, grand styliste et merveilleux conteur : il a inventé un narrateur qui assure avoir en sa possession un livre disparu durant quatre siècles et écrit par Pampa Kampala.
Ainsi, « La Cité de la victoire », c’est un récit dans le récit, en quelque sorte un exercice et un exemple de « lire-écrire ». Et lectrices et lecteurs en permanente interrogation : Rushdie a-t-il écrit un texte de mémoire ou d’hallucination ? Une certitude : avec « La Cité de la victoire », Salman Rushdie a écrit un texte essentiel à la gloire des mots, de la littérature et du féminisme. Parce que, encore et toujours, « Les mots sont les seuls vainqueurs ». Parce que, toujours, les mots seront les seuls vainqueurs…
Serge Bressan
- A lire : « La Cité de la victoire » de Salman Rushdie. Traduit par Gérard Meudal. Actes Sud, 334 pages, 23 €.
Extrait
« Au dernier jour de sa vie, alors âgée de deux cent quarante-sept ans, la poétesse aveugle, faiseuse de miracles et prophétesse Pampa Kampana acheva son immense poème narratif consacré à Bisnaga et l’enterra dans une jarre en argile scellée à la cire au cœur des ruines de l’Enceinte Royale, en guise de message adressé à l’avenir. Quatre siècles et demi plus tard, nous avons découvert cette jarre et lu pour la première fois l’immortel chef-d’œuvre intitulé le « Jayaparajaya », ce qui signifie « Victoire et Défaite », rédigé en sanskrit, aussi long que le « Ramayana », composé de vingt-quatre mille vers,,. et nous avons appris les secrets de l’empire qu’elle avait cachés à l’histoire pendant plus de cent soixante mille jours… »
Rushdie vu par…
…Roberto Saviano (43 ans, journaliste et romancier italien, auteur de, entre autres, « Gomorra » et « Baiser féroce », sous le coup d’une menace de mort de la Mafia napolitaine, il vit sous protection policière permanente) : « Les lunettes fumées me semblent être le seul signe vraiment tangible de la tragédie dont il a été victime. Pour le reste, le personnage est brillant, serein, enjoué, sagace. Les lèvres gardent aussi quelques séquelles des coups de couteau, sous la forme d’une légère grimace qui me fait penser, comme je le lui dis, à Sylvester Stallone quand il parle. Il est tout entier dans le temps présent, quoiqu’il ait écrit un livre qui se passe à une époque assez reculée. Il faut dire que, souvent, le fait de situer ses œuvres à des époques lointaines permet d’aborder avec plus de clarté et de sincérité les enjeux de notre temps. « La Cité de la victoire » a pour cadre narratif une histoire universelle fondée sur le rapport, à ce jour irrésolu, entre l’homme et la femme, dont l’équilibre a tant à voir avec l’équilibre du monde ».
…Joyce Carol Oates (85 ans, romancière états-unienne, auteure de, entre autres, « Blonde », « Zombi » et « Eux », elle est régulièrement citée pour le prix Nobel de littérature) : « Salman Rushdie est un « écrivain majeur, indépendamment de sa stature politique et culturelle. (…) Lorsque l’un d’entre nous est menacé et en danger, nous sommes tous menacés et en danger. À l’ère d’Internet, où des décrets visant des individus peuvent être envoyés littéralement à des millions d’adeptes, la situation est d’autant plus inquiétante. Salman Rushdie n’a jamais reculé ni acquiescé à ses ennemis déclarés, par intégrité personnelle mais aussi pour défendre le principe de la liberté d’expression pour les autres. Nous sommes habitués à ce que le langage soit symbolique- nous faisons la différence entre un objet réel et l’image d’un objet. Le problème est qu’au fur et à mesure que la civilisation devient plus complexe, impliquant des groupes de gens plus divers, les différentes interprétations de la réalité deviennent incompatibles. Le choc des cultures est inévitable… »
(Propos parus dans l’hebdomadaire français « Télérama » du 30 août 2023)
Un livre et une pièce de théâtre à venir…
Ces temps-ci, dans son domicile new-yorkais, Salman Rushdie est en écriture. Alors que paraît « La Cité de la victoire », il travaille sur un nouveau texte, un roman pour l’heure titré « Knife » (en VF : « Couteau ») qui évoquera l’agression au couteau dont il a été victime le 12 août 2022.
Le romancier explique qu’il n’avait envisagé personne d’autre pour raconter cet événement. « C’est mon histoire et c’est à moi de la raconter… C’est le seul pouvoir des écrivains et ce qui les rend dangereux pour les pouvoirs politiques, notamment les plus autoritaires, qui veulent contrôler les récits et les imposer à leur peuple. Or, les écrivains sont des voix individuelles et universelles qui refusent ce contrôle et peuvent proposer leur propre récit. C’est gênant pour un pouvoir, quel qu’il soit ». Parution de « Knife » prévue en 2025.
Un autre projet pour Salman Rushdie : le théâtre. Il a écrit une pièce consacrée à Hélène de Troie, et souhaite la voir présenter sur scène. Les discussions vont bon train avec des producteurs états-uniens. Il confie : « Hélène est incroyablement célèbre. Mais pour quoi, au juste ? Elle est belle et elle a déclenché une guerre. Et après ? Que sait-on d’elle ? Pas grand-chose. Pour moi, il était intéressant de remplir l’espace vide. Je pense qu’on écrit pour cela : remplir les espaces vides. C’est une bonne définition de l’écrivain ».
Enfin, en librairies et en format, reparaît « Grimus » (Folio / Gallimard), le premier roman de Salma Rushdie, paru en 1977 et introuvable depuis de nombreuses années. « Eblouissant, beau, drôle et perpétuellement surprenant » selon Ursula K. Le Guin, star de la littérature SF et fantasy, ce livre rapporte les aventures d’un Amérindien, bénéficiant d’un don d’immortalité qu’il porte comme un fardeau. Pendant sept cents ans, il navigue et accoste sur une île où vit Grimus, maître ès phénomènes paranormaux. Tout ce qui fera le succès littéraire de Salman Rushdie était déjà dans les pages de « Grimus »…
S.B.