Livres. Sous le coup d’une fatwa depuis 1989 et victime en août dernier d’une tentative de meurtre qui lui a fait perdre un œil et un bras, Salman Rushdie est au secret aux Etats-Unis où il se remet lentement. Ces jours-ci, il est à nouveau en librairies avec « Langages de vérité », un recueil d’essais sur le monde qui va, la religion, la censure, les auteur.e.s qui lui sont proches ou qu’il apprécie… Un hymne à la littérature.
Salman Rushdie ou les « Langages de vérité » : l’hymne à la littérature
Dans un « questionnaire de Proust » publié par le mensuel américain « Vanity Fair », une question : « Comment aimeriez-vous mourir ? » et la réponse : « Je préférerais ne pas »… Le 12 août 2022 lors d’une conférence à Chautauqua (Etat de New York), l’écrivain Salman Rushdie a été agressé de quinze coups de couteau par un jeune admirateur de l’imam iranien Khomeyni- à ce jour, on sait par la voix de son agent qu’il est vivant, qu’il a perdu l’usage d’un œil et d’un bras, et qu’il récupère dans un lieu tenu secret.
Depuis 1989 dans la foulée de la parution des « Versets sataniques », il est sous le coup d’une fatwa lancée le 14 février 1989 par l’imam Khomeyni- rien moins qu’une condamnation à mort… Mourir ? « Je préférerais ne pas », avait donc dit Salman Rushdie avant la tentative d’assassinat. Des mots que l’on retrouve dans « Langages de vérité », publié outre-Atlantique en 2021 et dont la VF vient de paraître.
En quatre parties (augmentées du questionnaire de Proust), sont réunis des essais rédigés entre 2003 et 2020. Certains ont été écrits pour des journaux ou des revues, d’autres sont la transcription de cours ou de conférences. Au fil des pages et des parties, on chemine avec l’auteur des « Enfants de minuit » ou encore de « Joseph Anton » au pays sans frontières de la littérature.
On ouvre le voyage avec des contes fantastiques, on croise Héraclite, puis Philip Roth, Kurt Vonnegut, Samuel Becket, Miguel Cervantès, William Shakespeare, Harold Pinter ou encore Hans Christian Andersen. L’auteur nous invite à penser et à réfléchir à la vérité, au courage, à l’instinct de liberté avant d’évoquer l’empereur Akbar, Amrita Sher-Gil, Carrie Fisher et la pandémie…
« Langages de vérité », c’est les versets littéraires en mode Salman Rushdie. C’est aussi mille et une réflexions sur la fiction. En quatre cents pages, Rushdie se pose au chevet de la littérature. Et revendique la nécessité pour tout artiste de s’engager. Dans ces essais réunis en « Langages de vérité », l’auteur né à Bombay (Inde) le 19 juin 1947 chante encore la liberté, lance l’invitation à (re)lire tout Philip Roth, Héraclite ou encore Milan Kundera, s’inquiète de cette époque où une vision religieuse du monde enfle, portée par la « culture de l’offense » et le « manque d’humour »…
Penser librement, encore et toujours, voilà le credo, le moteur de Salman Rushdie qui, en 2006 à des étudiants en Floride, disait : « Les « affinités électives », selon le terme de Goethe pour désigner les allégeances que nous choisissons plutôt que celles qui nous sont imposées, sont la base sur laquelle chacun de nous peut construire une personnalité libre, morale, valable, à condition de trouver en soi le courage d’agir de la sorte. Et qu’il pourrait bien être plus instructif d’examiner les idées et la conduite des hérétiques, des rebelles et des dissidents plutôt que d’admirer ceux qui ont emboîté le pas à la foule ou même en ont pris la tête ».
Dans une autre séquence, il écrit : « Une société ouverte doit autoriser l’expression d’opinions que certains de ses membres peuvent trouver désagréables, sinon, si nous acceptons de censurer les opinions qui dérangent, nous nous retrouvons confrontés à la question de savoir qui doit détenir le pouvoir de censure. Nous vivons une époque où la vérité elle-même fait l’objet d’attaques sans précédent, dans laquelle des mensonges délibérés sont masqués par le fait qu’on accuse de mensonge ceux qui cherchent à les démasquer ».
Salman Rushdie, c’est un voyage dans l’histoire de la littérature mondiale ; c’est la démonstration de l’importance de la lecture dans le développement de l’individu ; c’est aussi- et surtout-, l’hymne à la littérature, la victoire de la littérature à qui rien ne résiste. Il écrit : « La littérature se réjouit des contradictions et dans nos romans et nos poèmes, nous chantons notre complexité humaine ».
A Gérard Meudal, neuf livres de Rushdie traduits en français et la traduction du prochain, « Victory City », en cours, il a été demandé si l’auteur de « Langages de vérité » pense arrêter d’écriture parce qu’il aurait tout dit- réponse : « Je ne pense pas qu’il en soit capable. Il est dans l’écriture et dans la création permanente. Il ne pourrait pas s’arrêter d’écrire, sauf si malheureusement son état physique le lui interdit… »
Serge Bressan
- A lire : « Langages de vérité » de Salman Rushdie. Traduit par Gérard Meudal. Actes Sud, 400 pages, 25 €.
EXTRAIT
« Nous vivons une époque de censure dans laquelle bien des gens, particulièrement des jeunes, en sont venus à estimer qu’il faut limiter la liberté d’expression. L’idée selon laquelle heurter les sentiments d’autrui, offenser leur sensibilité, c’est aller trop loin est aujourd’hui largement répandue, et lorsque j’entends de braves gens tenir de tels propos, je me dis que la vision religieuse du monde est en train de renaître dans le monde laïque, que le vieux dispositif religieux de blasphème, d’inquisition, d’anathémisation, et tout le reste, pourrait bien être en train de faire son retour ».
LES INDISPENSABLES
Après avoir étudié à Cambridge et été rédacteur publicitaire chez Ogilvy & Mather, Salman Rushdie publie son premier roman, Grimus, en 1975. Depuis et jusqu’à ce jour, il a publié douze romans, deux recueils de nouvelles, quatre essais, une autobiographie et deux romans jeunesse. En toute subjectivité, We Culte en a retenus cinq. Les indispensables.
–« Les Enfants de minuit » (1981 ; VF 1983)
Le deuxième roman de Salman Rushdie après « Grimus » (1975). Récompensé par le Man Booker Prize britannique et s’inscrivant dans le réalisme magique, l’auteur présente une allégorie de l’histoire de l’Inde de l’indépendance en 1947 à la fin des années 1970. Le héros, également narrateur, s’appelle Saleem Sinai, est né à minuit pile le 15 août 1947 quand l’Inde accède à l’indépendance, et raconte sa vie rétrospectivement en même temps qu’il la conte à Padma, sa future femme.
Divisé en trois livres, « Les Enfants de minuit » est un miroir des événements historiques de l’époque, depuis les premiers gouvernements indiens jusqu’aux années de gouvernement d’Indira Gandhi en passant par le Pakistan et la Chine. Autour de deux thèmes : l’épopée familiale et l’histoire, Rushdie a voulu reproduire une vision de la réalité.
–« Les Versets sataniques » (1988 ; VF 1989)
Œuvre complexe s’inspirant de faits réels, de références biographiques sur l’auteur lui-même ou son entourage et aussi de faits historiques (légendaires ou imaginaires) inspirés de la vie du prophète Mahomet, le quatrième roman de Salman Rushdie tourne autour d’un thème : le déracinement de l’immigré, déchiré entre sa culture d’origine dont il s’éloigne et la culture de son pays d’accueil qu’il souhaite ardemment acquérir, et la difficulté de cette métamorphose.
Au fil des neuf chapitres, avec Gibreel Farisha (dans les chapitres pairs) et Saladin Chamcha (dans les impairs), le romancier relie Inde et Grande-Bretagne, passé et présent, imaginaire et réalité, et évoque la foi, la tentation, le fanatisme religieux, le racisme, la maladie, la mort, la vengeance, le pardon…
Objet d’hallucinations, Gibreel fait plusieurs rêves faisant référence aux prédications d’un prophète monothéiste, à un imam exilé d’un pays où il revient à la suite d’une révolution pour y dévorer son peuple, à une jeune fille qui convainc son village de se rendre à La Mecque en traversant à pied la mer d’Arabie. Certains passages susciteront la colère d’une partie du monde musulman- ce qui, en février 1989, amènera l’ayatollah Khomeyni à lancer une fatwa contre Salman Rushdie et, ainsi, à le condamner à mort…
–« Haroun et la Mer des Histoires » (1991 ; VF 1991)
Salman Rushdie a écrit, à ce jour, deux romans en littérature jeunesse, dont « Haroun et la Mer des Histoires ». Début de la fable : Haroun, un jeune garçon, constate que son père, conteur, a perdu l’inspiration. Terriblement désolé, le fils se lance dans un long voyage dans une contrée merveilleuse. Il veut retrouver cette source vive où naissent les histoires pour la préserver. Cheminant, il va croiser des créatures, certaines fabuleuses, d’autres inquiétantes, d’autres encore ennemies de l’imagination et bien décidées à anéantir le pouvoir des créateurs d’histoire. Un conte tout en fantaisie, d’inventivité et d’humour écrit peu après la fatwa, que Rushdie a dédié à son fils. Aussi un plaidoyer pour la liberté de l’imagination créative.
–« Joseph Anton : une autobiographie » (2012 ; VF 2012)
Ciblé par la fatwa émise en février 1989 après la parution des « Versets sataniques », Salman Rushdie vit caché sous le pseudonyme Joseph Anton, en référence aux écrivains Joseph Conrad et Anton Tchekhov. Dans ce livre autobiographique, Rushdie raconte son quotidien sous protection policière des services secrets britanniques pendant les dix années où il doit se cacher pour échapper aux menaces de mort à son encontre.
Le récit débute en 1989 par la condamnation lancée par l’ayatollah Khomeiny, et se termine en 1998, lorsque le renoncement à l’application de la fatwa par l’Iran fit baisser le risque d’attentat à son encontre. L’auteur peut alors abandonner son pseudonyme et entamer une nouvelle vie aux Etats-Unis… Une autobiographie écrite à la troisième personne.
–« Quichotte » (2019 ; VF 2020)
Inspiré par le classique de Cervantès, Sam DuChamp, modeste auteur de romans d’espionnage, crée Quichotte, un représentant de commerce à l’esprit nébuleux et raffiné, obsédé par la télévision, qui tombe éperdument amoureux de Miss Salma R., reine du petit écran.
Flanqué de son fils (imaginaire) Sancho, Quichotte s’embarque dans une aventure picaresque à travers les États-Unis pour se montrer digne de sa dulcinée, bravant galamment les obstacles tragi-comiques de l’ère du « Tout-Peut-Arriver », cependant que son créateur, en pleine crise existentielle, affronte ses propres démons. Les vies de DuChamp et de Quichotte s’entremêlent dans une quête amoureuse profondément humaine. Exubérant, drolatique et terriblement lucide, « Quichotte » a les allures d’une bombe littéraire sur fond d’apocalypse.
S.B.