Musique/Littérature/ Alissa Wenz. Découvrir Alissa Wenz, c’est entrer dans un monde où les mots se font musique et où la musique devient récit. Chanteuse et romancière, elle traverse les scènes comme les pages avec une même intensité : raconter, partager, bouleverser. Sa voix, tour à tour tendre et révoltée, trouve un écho dans ses romans, où elle explore les destins oubliés, les désirs étouffés, les luttes intimes. Avec son nouvel album Voleuse et son roman Le Désir dans la cage, Alissa affirme plus que jamais son double talent de poète et de conteuse, fidèle à son engagement : donner voix aux émotions, aux mémoires et aux libertés à conquérir.
Alissa Wenz : Chanteuse et romancière, elle traverse les scènes comme les pages avec une même intensité : raconter, partager, bouleverser
On avait découvert Alissa Wenz qui chantait sur la scène de l’Arrache-Coeur au festival d’Avignon en 2023. On la retrouve en cette rentrée avec un nouvel album de chansons et un nouveau roman. Car Alissa est aussi écrivaine. Elle chante, elle écrit et elle écrit aussi ce qu’elle chante. Le désir dans la cage qu’elle publie aux éditions Les Avrils est son troisième roman après A trop aimer et L’homme sans fil publiés chez Denoël. Voleuse est son second album de chansons après son Je, tu, elle, les deux albums étant réalisés chez EPM Musique.
Alissa Wenz est bretonne et on avait adoré La Météo bretonne qu’elle chantait dans son premier album. On l’a retrouve tout aussi attachante dans sa nouvelle réalisation, toujours engagée et grande poète des sentiments. On l’a découverte romancière avec son nouveau livre consacré à Mel Bonis, une compositrice de musique classique qu’on écoute à nouveau après l’avoir trop longtemps oubliée.
En chanson comme en littérature Alissa Wenz aime raconter des histoires. Et elle est tout aussi émouvante sur scène, dans un album ou dans un roman. Nous avons longuement échangé avec elle sur son parcours et sur les différentes formes de ses engagements artistiques.
Comment votre enfance vous a-t-elle aidée à devenir celle que vous êtes aujourd’hui ?
Alissa Wenz : Deux héritages m’ont construite, je crois. Du côté paternel, on pourrait parler de l’amour de la musique classique – qui se pratiquait et se pratique encore, depuis des générations – et, du côté maternel, de l’importance de la tradition orale. Ma grand-mère maternelle, qui était bretonne et à qui j’ai consacré mon premier livre en 2019 (Lulu, fille de marin, éd. Ateliers Henry Dougier) chantait énormément, comme son père qui était Terre-Neuvas. Dans cette famille modeste, peuplée de paysans et de marins, chanter était aussi essentiel que naturel : on chantait pour s’amuser, pour se donner du courage, pour endormir ses enfants, pour s’armer de joie.
Quel a été votre parcours jusqu’aux premières scènes musicales ?
Alissa Wenz : Enfant et adolescente, j’ai appris le piano et le chant lyrique au conservatoire de Saint Malo. Au lycée, j’ai découvert le plaisir de la scène – un bouleversement artistique autant qu’humain. Des amitiés fortes se sont alors épanouies dans des projets théâtraux. J’arrive à Paris à 17 ans – c’est un vertige, une inquiétude aussi, une confrontation grisante à la liberté. Etudiante à Normale Sup, j’ai eu envie de faire découvrir mes premières chansons, que j’avais griffonnées sur des bouts de cahiers pendant mes études. C’est là que j’ai commencé à chanter dans des cafés-concerts, en m’accompagnant au piano.
A quel moment avez-vous pensé à devenir chanteuse ?
Alissa Wenz : Il y a eu un moment de bascule en 2017, quand j’ai été programmée pendant six mois au théâtre des Déchargeurs, un charmant théâtre parisien qui a malheureusement fermé depuis. J’ai présenté un solo en piano-voix, et le spectacle a bénéficié d’une jolie reconnaissance. J’ai commencé à consacrer beaucoup plus de temps et d’énergie à la chanson, à rencontrer d’autres musiciens, d’autres salles. Mon premier album studio, Je, tu, elle, est sorti en 2022 chez EPM ; c’est Romain Didier qui en a signé les arrangements. Un spectacle a été créé en même temps que l’album, et j’ai eu la chance d’être accompagnée par la merveilleuse pianiste Nathalie Fortin pendant trois ans.
Que signifie pour vous cette météo bretonne que vous chantez dans cet album ?
Alissa Wenz : Météo bretonne raconte nos changements d’humeur, les variations de sensations ou de sentiments. Dans une même journée, on peut parfois passer de la joie à la mélancolie, vaciller, hésiter, et cette idée est illustrée par une métaphore météorologique que j’associe à la Bretagne. Cette chanson recherche une forme de tendresse, de légèreté. Elle pourrait être une variation sur ce vers de Paul Fort chanté par Brassens : « plus de trois fois dans un seul jour, content, pas content, content… ». On dit souvent avec humour qu’en Bretagne, « il fait beau plusieurs fois par jour ». La chanson tire le fil de cette plaisanterie : on pourrait dire la même chose de nos climats intérieurs.
Pourquoi avoir choisi Madame comme titre d’une chanson, le même titre qu’une chanson de Barbara ?
Alissa Wenz : Cette chanson est une lettre, elle adopte un dispositif d’adresse directe, à la manière de la chanson de Barbara en effet, mais aussi de Famous blue raincoat de Leonard Cohen par exemple. C’est une chanson de discours : une femme s’adresse à une autre femme. Les chansons parlent souvent du point de vue de la femme abandonnée – souvent pour une autre femme… Ici, mon parti pris était d’adopter le point de vue de la femme choisie, dans un contexte de rivalité amoureuse. J’avais envie de faire entendre, pour une fois, le point de vue de la femme élue, et non celui de la femme délaissée – de renverser cet imaginaire, d’en prendre le contrepied. Dans la chanson de Barbara, la femme qui s’exprime a perdu l’homme qu’elle aimait ; dans la mienne, elle l’a gagné. C’est aussi une sorte de jeu avec l’imaginaire de la lettre et de la réponse : d’une certaine manière, je m’amuse, avec cette chanson, à répondre à celle de Barbara… C’est évidemment une chanteuse qui a été extrêmement fondatrice dans mon rapport aux mots, à la musique, à l’engagement. Barbara, c’est la puissance du sentiment, l’audace de l’émotion. C’est aussi la justesse permanente et l’absence totale de tricherie.
Quelle est la part de la fiction dans vos deux premiers romans ?
Alissa Wenz : Je pars toujours du réel, de l’observation, de l’écoute, de la sensation. C’est ma façon de travailler, en chanson comme en littérature. Mes deux premiers romans sont des fictions, mais ils explorent tous les deux une matière réelle. Mon premier roman, À trop aimer qui traitait de l’emprise amoureuse, s’appuyait sur une matière autobiographique – même s’il ne s’agissait pas d’un témoignage. Le second, L’homme sans fil, racontait la trajectoire d’un véritable hacker, Adrian Lamo, dans un contexte lié à l’affaire WikiLeaks de 2010. Au-delà de cette dimension factuelle, ce roman s’intéresse surtout à la question de la trahison : que trahit-on de soi quand on trahit l’autre ? C’est l’histoire d’une ascension et d’une déchéance – et cette déchéance passe par un glissement vers la folie, qui me passionnait, et qui résonnait beaucoup avec mon premier roman.
Pourquoi avez-vous choisi de consacrer votre nouveau roman à la compositrice Mel Bonis ?
Alissa Wenz : Le Désir dans la cage s’intéresse en effet à Mel Bonis, qui est née en 1858 et morte en 1937. C’est une contemporaine de Debussy et de Satie et, comme tant d’autres femmes compositrices, elle a été tout simplement effacée par l’histoire. En entendant son nom, j’ai immédiatement éprouvé une immense curiosité pour son travail. J’ai découvert une œuvre extraordinairement puissante et personnelle, foisonnante – elle a composé environ deux-cents œuvres -, et un style très affirmé, sublime.
J’ai voulu en savoir plus sur sa vie, ce qui m’a été possible grâce à la biographie écrite par son arrière-petite-fille Christine Géliot, qui a tout fait pour remettre en lumière le travail de Mel Bonis depuis une vingtaine d’années. J’ai alors fait la rencontre d’une destinée bouleversante, marquée par la persévérance, le courage feutré mais tenace, la fièvre aussi – en musique comme en amour. J’ai été bouleversée par sa résistance face à une société très masculine, extrêmement corsetée, et par la lutte constante entre la puissance de ses désirs et le poids des convenances. Malgré une apparente obéissance à l’ordre social, dans un monde où tous les compositeurs étaient des hommes, Mel Bonis a tout fait pour trouver un chemin, et réussir à créer et à aimer, malgré tout.
Quelle est la place de la musique dans ce livre ?
Alissa Wenz : Il y a la musique comme objet, bien sûr – essayer de raconter la création musicale, de donner à sentir ces élans si mystérieux -, et la musique comme forme. Je souhaitais évidemment enraciner la musique dans l’écriture même, dans la phrase, dans le souffle. Le choix de la deuxième personne, puisque je m’adresse à Mel Bonis dans ce texte, est aussi un choix musical, par exemple. Le « Tu » a presque quelque chose d’incantatoire.
Y-a-t-il un rapport entre votre façon d’écrire des chansons et votre écriture romanesque ?
Alissa Wenz : On pourrait dire que mes chansons sont des romans de trois minutes, puisque je suis hantée par la question du récit ; je cherche les images, l’histoire, le décor, les personnages. Et que mes romans, inversement, sont des chants, des adresses, dans lesquels la musicalité compte sans doute plus que tout.
Quel est le thème privilégié de Voleuse, votre nouvel album ?
Alissa Wenz : La question de l’oppression parcourt Voleuse, qui interroge les chemins à emprunter pour affirmer, malgré tout, une liberté. Cette question peut résonner avec une dimension féministe, que j’explore volontiers, mais qui est loin d’être le seul aspect de l’album. On croise aussi la violence policière, le droit à pleurer pour les hommes, le thème du voyage, et d’autres tableaux qui invitent, dans ce monde si inquiétant, à inventer un chemin de révolte intime, qui pourrait être un chemin de tendresse.
Voleuse, c’est l’idée de l’album : la beauté et la liberté ne nous sont jamais données, il faut les dérober comme on peut, là où l’on peut. Il nous revient d’être un peu brigands, c’est une question de survie de l’âme. La chanson Musidora, qui est en fait un poème, résume cette métaphore, et nous invite à voler la ferveur, l’amour et la beauté – de même que l’actrice Musidora volait des secrets, des bijoux et de l’argent quand elle interprétait Irma Vep dans le film Les Vampires de Louis Feuillade.
Est-ce que la chanson Ulysse est une fiction ?
Alissa Wenz : Ulysse retranscrit sans tricherie un récit qui m’a été fait, celui d’une violence policière. C’est peut-être la chanson la plus crue de l’album ; il n’y a aucune transformation du réel, juste un travail de la métrique, du souffle et de la narration, avec une exigence de fidélité absolue aux faits.
N’y-a-t-il pas une proximité entre la chanson Les gens des gares et la Météo bretonne de votre premier album ?
Alissa Wenz : Météo bretonne et Les gens des gares ont en commun l’intimité qui se cherche, le « moi » incertain, dans une atmosphère un peu fluctuante, presque insaisissable. Les deux chansons travaillent aussi une image précise ; pour Météo bretonne, l’image du climat changeant et, pour Les gens des gares, la métaphore existentielle du voyage – comme si avoir une place attribuée et une ville de destination, c’était avoir trouvé un sens à sa vie… Il me semble que, dans les deux cas, j’explore la question de l’errance, et je reconnais sa valeur. Errer, c’est aussi flâner, être disponible au monde et aux choses, accepter l’incertitude et apprendre à l’aimer.
Quand vous écrivez un livre ou une chanson, quel est votre rapport à la réalité ?
Alissa Wenz : Mettre en mots, en notes, c’est transformer, presque inévitablement. Dans la transformation, il y a l’idée de forme : pour moi, il s’agit surtout de trouver la forme juste, d’être capable de se détacher de la matière réelle, et de rendre cette forme capable de toucher les autres. Pour autant, à mes yeux, il ne s’agit jamais de tricher, et cette transformation ne doit pas nous détourner d’une justesse profonde à l’égard de ce qu’on est et de ce qu’on donne. Dans Le Désir dans la cage, qui est un roman très documenté, je me suis autorisée à m’identifier à Mel Bonis au point d’inventer son intériorité, ses sentiments. Mais cette liberté prise avec l’exactitude historique n’empêche jamais l’exigence profonde de la justesse, qui est aussi une exigence musicale.
Entretien réalisé par Yves Le Pape