eve guerra
Eve Guerra a reçu le Prix Goncourt du Premier roman 2024 pour son livre "Rapatriement" (c) JF Paga

Littérature/Interview. Eve Guerra a 34 ans. Elle a grandi au Congo Brazzaville qu’elle a fui pendant la guerre civile. Elle est aujourd’hui enseignante de latin, de grec ancien et de français. Le Prix Goncourt du premier roman 2024 lui a été attribué pour « Rapatriement », un livre inspiré de sa vie où elle raconte la mort de son père et l’enfance qu’elle a vécu auprès de lui en Afrique. Eve Guerra vit maintenant à Lyon où nous avons pu la rencontrer pour échanger avec elle sur ce roman passionnant.

eve guerra rapatriement

Quelle est la part de l’autobiographie et celle de la fiction dans votre roman ?

Eve Guerra : Je suis partie d’un événement personnel, la mort de mon père, et j’en ai fait une construction romanesque. Ce qui m’est arrivé est tout à fait banal : beaucoup de gens n’ont pas les moyens de rapatrier le corps d’un parent décédé à l’étranger. Pour que ce soit un roman, il fallait qu’Annabella, mon personnage, soit beaucoup plus ambivalente que je ne le suis. Je suis trop gentille pour être un personnage de roman. Il fallait qu’elle soit héroïque, mesquine, ingrate.

On ne sait pas si Annabella aime vraiment son père. Elle est ambivalente et m’a été inspirée par l’auteur portugais Antonio Lobo Antunes. Dans « La splendeur du Portugal », son personnage dévoile sa complexité et son ambivalence au fur et à mesure des pages. J’avais la conviction qu’il fallait un personnage à plusieurs facettes. Annabella ne pouvait pas être seulement une victime. L’idée m’est venue aussi de la lecture des carnets de Proust de 1904. Il dit que, pour qu’un roman soit intéressant, il faut qu’on y trouve des personnages à la manière de ceux de Madame de Sévigné. Il s’agit donc de personnages dont la personnalité se révèle à mesure que la lecture progresse et change selon les points de vue qui les raconte.

Je suis donc partie d’un substrat autobiographique et j’ai construit le caractère d’Annabella. C’est quelqu’un dont j’ai pensé tous les traits de caractère. Elle va tourner le dos à sa famille, ce que je n’ai jamais fait. Elle ne parle plus à son père, alors que j’ai échangé avec lui juste avant sa mort. Ce qui ajoute du romanesque au romanesque, c’est que j’ai inventé un mensonge. Annabella avait menti en disant que son père était mort quelques années plus tôt et elle ne peut donc plus annoncer à ses proches sa mort réelle, ce qui l’enferme dans la fiction qu’elle s’est créée. Elle vit un deuil dans le deuil, car isolée par son mensonge.

De quelle façon introduisez-vous des dialogues dans « Rapatriement » ?

Eve Guerra : Certains disent que la littérature c’est la vie en mieux. Il faudrait donc proposer des dialogues magnifiques. Je ne le crois pas. La littérature, ce n’est pas la vie en mieux. Mais, au contraire, la vie dans toute l’épaisseur de sa complexité. Pour en rendre compte, il faut écouter parler les gens, aller dans des cafés, se transformer presque en caisse d’enregistrement. Pour ma part, j’écoute comment parlent les gens et je regarde aussi comment ils se coupent la parole. Tout fait sens pour moi. La position des corps et le monde autour tandis que l’on parle.



L’auteur qui m’a influencée sur ce sujet c’est encore Antonio Lobo Antunes. Il n’a pas peur d’introduire des phrases banales dans ses dialogues. Les gens ne parlent pas avec des grandes phrases, comme on en trouve chez Balzac que j’admire beaucoup par ailleurs. Si on veut rendre compte de la vivacité d’un échange, il faut introduire des éléments de réels, y compris des fautes de français qui peuvent montrer l’origine sociale des personnages.

Comment êtes-vous devenue écrivaine après l’enfance difficile que vous avez vécue en Afrique ?

Eve Guerra : Je ne veux pas reproduire la fable de l’Ecole républicaine. Mais je suis un pur produit de l’enseignement. C’est grâce à l’école que je suis devenue ce que je suis. Je suis tombée par hasard sur « Les fleurs du mal » et les enseignants m’ont mis d’autres livres entre les mains. Mon père n’était pas un lecteur et ma mère est analphabète.

Dans le roman je fais entrer Annabella dans une librairie où elle choisit le livre le plus court, c’était « Les fleurs du mal ». Dans la vraie vie, je rencontre Baudelaire en errant dans les rayons du CDI de mon collège. J’ai 12 ans, c’est la récré. J’étais amoureuse d’un garçon qui s’était mis avec une fille et ils étaient en train de s’embrasser dans la cour. Je ne voulais pas les voir. Alors, je rentre dans le CDI où on me demande de choisir un livre, puisque je suis là à traîner sans rien faire, et c’est comme ça que je découvre la littérature. J’ai choisi un livre en fonction de sa couverture et parce c’était le plus petit. Ce livre ne m’a plus lâchée. Ensuite, je lisais beaucoup pour impressionner les profs que j’aimais.

La littérature est devenue très importante quand je suis arrivée à l’Université en France. J’ai compris que j’avais un gros retard culturel par rapport à mes camarades. Je ne savais pas ce qu’était « La comédie humaine » de Balzac. En un an j’ai lu énormément de livres. Mais aujourd’hui encore, quand je décide de lire un auteur, je lis son œuvre en entier.

L’écriture vous a-t-elle permis de mieux comprendre qui était votre père ?

Eve Guerra : L’écriture m’a permis de mieux comprendre mon père mais aussi de mieux comprendre qui j’étais. Je pose par exemple la question du métissage puisque je suis moi-même métis. On est dans un monde où le métissage est sacralisé. C’est être citoyen du monde, beau et agréable. Mais ça peut être aussi une violence : c’est une culture qui s’efface au profit d’une autre.

Pour ce qui concerne mon père, c’était un homme brillant et intelligent que j’ai adoré. Mais il y avait un problème au fond de lui qui était une colère, une solitude. Il était seul en Afrique, isolé de sa famille et il m’a fallu du temps pour comprendre que nous étions des marginaux.

Entretien réalisé par Yves Le Pape

  • A lire : « Rapatriement » de Eve Guerra. Grasset, 216 pages, 19,50 €

 

 

 

 

 

 

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