rachid benzine
Rachid Benzine publie "Les silences des pères" (c) Tereze Wysiocki

Livres. L’un des meilleurs romans de cette année est signé Rachid Benzine. C’est « Les silences des pères ». Un texte aussi étourdissant qu’émouvant sur un père « taiseux », sur l’exil. Un roman de l’intime et de l’universel. Une lecture indispensable. Entretien avec l’auteur.


Rachid Benzine : Avec « Les silences des pères », je ferme un cycle sur la question de la filiation, de la famille


rachid benzine
Rachid Benzine (c) Tereze Wysiocki

Un appel téléphonique. L’annonce du décès du père. Pianiste de réputation internationale, le fils rentre à Trappes, banlieue ouest de Paris. Il était brouillé avec son père depuis une vingtaine d’années. Dans l’appartement, comme le veut la tradition, il effectue la toilette mortuaire.

Et y découvre, plus tard sous la baignoire, des cassettes audio. Il va les écouter, il entend la voix de son père qui raconte sa vie d’exil en France à son père resté au pays, là-bas au Maroc. Une voix qui va bousculer tous ces silences d’une vie, tous ces silences de ces pères « taiseux », qui, croit-on, courbent l’échine face aux puissants, face leur destin.

Guidé par ces cassettes, le fils pianiste se lance dans un tour de France sur les traces de vie de son père. Ce seront les mines de Lens, l’usine d’Aubervilliers puis l’horlogère Lip à Besançon ou encore les camps de réfugiés dans le Gard. Ce sera un point final à Saint-Malo, avec vue sur le grand large.

Pour son quatrième roman joliment titré « Les silences des pères », Rachid Benzine signe, à 52 ans, l’un des plus éblouissants romans de toute l’année. Un texte du silence mais aussi de la famille, de l’intime qui est toujours universel. Rencontre avec un romancier aussi essentiel qu’indispensable …

Écrire sur le silence, sur les silences, ça peut sembler relever de l’impossible…

        Rachid Benzine. Avec « Les silences des pères », je ferme un cycle sur la question de la filiation, de la famille. Il m’a permis de comprendre le travail littéraire que j’étais en train d’accomplir. J’ai compris aussi que cette question du silence agit dans tous les romans que j’ai écrits. Par exemple, dans « Voyage au bout de l’enfance » (paru en janvier 2022), c’est un récit qui a été invisibilisé- ces enfants ont été invisibilisés, donc ils n’existent plus… C’est toujours pareil : au départ, les choses deviennent inaudibles, ensuite, elles deviennent invisibles. Tout le travail que j’essaie de faire, c’est comment porter ces voix inaudibles et invisibilisées sur le langage de la littérature. Ce qui m’intéresse, c’est, comment à partir de la marge, on vient déconstruire toutes les représentations qui automatiquement créent un centre de domination. Pour moi, c’est vraiment cette idée du silence…

Avec « Les silences des pères » et aussi avec vos romans précédents, vous aviez conscience que le silence occupait tant de place dans votre travail ?

Rachid Benzine. Je ne savais pas que, depuis plusieurs années, je travaillais sur ces voix manquantes, ces vies minuscules qui méritent récit. Je pars du principe que toute vie mérite récit, quelle qu’elle soit, quoiqu’elle ait fait. Que devient une vie lorsqu’elle n’est pas racontée. Que seraient devenues toutes ces vies de la déportation de la Shoah si, à un moment, des hommes et des femmes n’avaient pas raconté cela ? Que devient la question de la mémoire ? Je pense souvent à cette phrase du philosophe français Paul Ricoeur (1913-2005) : « Je suis stupéfait du trop-plein de mémoire, d’un côté, et du trop-plein d’oubli, de l’autre ».

Le silence intime ou collectif pose problème à la société ?

Rachid Benzine. J’essaie seulement de comprendre pourquoi et comment la société considère ce qui relève du domaine du mémorable et ce qu’elle veut oublier.


LIRE AUSSI : « La Danseuse » de Patrick Modiano : le roman du devoir de mémoire


Pourquoi veut-elle oublier ?

Rachid Benzine. Parfois, ce n’est pas du tout à son avantage. C’est vrai, on ne peut pas se souvenir de tout. Parfois, il y a des blessures et des souffrances du passé qu’il faut arriver à oublier, ou parce qu’on a honte d’une partie du passé qu’on voudrait complètement effacer. La mémoire est politique…

Ce nouveau roman, avec sa plongée vertigineuse dans l’intime, est-il le plus personnel de vos livres ?

Rachid Benzine. Très certainement. Il y a beaucoup de silence- et aussi de silences. Je me suis demandé : d’où vient-il ? J’ai pensé qu’il est lié à l’exil. Parce que l’exil est toujours tragique, parce que les exilés sont des rescapés de l’existence. Tous mes romans partent d’une question, je tente de la creuser et d’y apporter des réponses…

Comment parler et écrire le silence, matière la plus immatérielle qu’on puisse imaginer ?

Rachid Benzine. En effet, comment parler du silence sans être bavard ? En laissant la place au silence. Comme dans le « Concert de Cologne » que Keith Jarrett a joué le 24 janvier 1975. C’est l’album de jazz le plus vendu au monde- avec des notes qui ne sont pas jouées. Alors, le silence devient magie…

Vous êtes un grand amateur de hip hop et de rap, vous avez été champion de France de kick boxing… Ça a influencé votre écriture ?

Rachid Benzine. Peut-être… Pour dessiner la géographie du silence, je cherche en permanence la concision des phrases. J’essaie de construire chaque phrase comme une image. J’organise des ellipses avec des sauts temporels Il faut un rythme, des assonances, de la prose, faire claquer chaque mot… Je voudrai qu’on lise mes textes à voix haute !

La grande leçon à retenir de ces « Silences des pères » ?

Rachid Benzine. Du tragique peut naître une espérance humaine…

Entretien réalisé par Serge Bressan

A lire : « Les silences des pères » de Rachid Benzine. Seuil, 176 pages, 17,50 €.


EXTRAIT

« Aider mes sœurs à vider l’appartement. Contacter Emmaüs pour les meubles. Remplir les poubelles d’objets qui ont fait sens un jour dans la vie de mon père. Tous ces objets sont des souvenirs. Avec mes sœurs, on s’est réparti le travail. Pour la première, le salon et la cuisine, pour l’autre les chambres des enfants. Moi, celle de mon père. Sa chambre est encore imprégnée de son odeur, de la fragrance de son parfum bon marché. En quelques heures, c’est une existence qu’on a jetée dans des sacs plastique… »


LES INDISPENSABLES

Né à Kenitra (Maroc) en 1971 et grandi à Trappes (Yvelines, banlieue ouest de Paris), après avoir obtenu un diplôme d’études approfondies en sciences politiques et une maîtrise en économie, Rachid Benzine a été professeur de lycée puis maitre de conférences à l’université. Il publie en 1998 avec le prêtre catholique français Christian Delorme son premier livre, « Nous avons tant de choses à nous dire » (Albin Michel). En 2004 toujours chez le même éditeur, il signe « Les Nouveaux Maîtres du Coran ».

En 2013, il revient en librairies avec « Le Coran expliqué aux jeunes » (Seuil)- ce sera un beau succès en librairies. Lors de la parution, l’éditeur présente ainsi l’ouvrage : « Le Coran : tout le monde en parle, mais qui le connait vraiment ? Ce livre révèle au grand public un Coran méconnu, souvent par les musulmans eux-mêmes. Avec méthode et clarté, Rachid Benzine met à la portée de tous les clés de sa lecture et de sa compréhension. (…) Un livre pour découvrir comment le Coran est devenu, en surgissant dans l’histoire, une source d’inspiration spirituelle et de transformation sociale ».

En 2017, c’est « Des mille et une façons d’être juif ou musulman » (Seuil), un texte où l’islamologue Benzine dialogue avec la rabbine française Delphine Horvilleur. Commentaire de Rachid Benzine : « Au-delà de nos différences, nous avons tous deux compris que la Bible et le Coran n’étaient pas étrangers l’un à l’autre. Et tous deux nous revendiquons la liberté de la recherche et de la parole religieuses. (…) Nous espérons que notre parole libre et résolument fraternelle fera surgir beaucoup d’autres paroles libres et fraternelles ».

En 2020, Rachid Benzine se glisse dans le costume de romancier. D’emblée, il éblouit, impressionne. Avec « Ainsi parlait ma mère » (Seuil), il livre un récit bouleversant- on lit : « Vous vous demandez sans doute ce que je fais dans la chambre de ma mère. Moi, le professeur de lettres de l’Université catholique de Louvain. Qui n’a jamais trouvé à se marier. Attendant, un livre à la main, le réveil possible de sa génitrice. Une maman fatiguée, lassée, ravinée par la vie et ses aléas. « La Peau de chagrin » de Balzac, c’est le titre de cet ouvrage. Une édition ancienne, usée jusqu’à en effacer l’encre par endroits. Ma mère ne sait pas lire.

Elle aurait pu porter son intérêt sur des centaines de milliers d’autres ouvrages. Alors pourquoi celui-là ? Je ne sais pas. Je n’ai jamais su. Elle ne le sait pas elle-même. Mais c’est bien celui-ci dont elle me demande la lecture à chaque moment de la journée où elle se sent disponible, où elle a besoin d’être apaisée, où elle a envie tout simplement de profiter un peu de la vie. Et de son fils ». La même année, quelques mois plus tard, c’est « Dans les yeux du ciel » (Seuil)- au temps des révolutions arabes, une plongée étourdissante et lumineuse dans l’univers d’une prostituée ; elle se raconte et la question surgit : toute révolution mène-t-elle à la liberté ?

Et avant « Les silences des pères », il y eut en 2022 « Voyage au bout de l’enfance » (Seuil, prix Rosine Perrier 2023). Un texte d’une puissance aussi rare qu’immense. L’histoire de Fabien, un gamin de banlieue, il est heureux, aime la poésie (Jacques Prévert, surtout), les copains et le foot. Un jour, le gamin et ses parents quittent Sarcelles et partent pour la Syrie. Le père, combattant de Dieu, va y mourir, Fabien et sa mère vont se retrouver dans un camp : « Trois mois. D’après maman, ça fait précisément trois mois aujourd’hui qu’on est enterrés dans ce fichu camp. Et ça fait presque quatre ans que j’ai quitté l’école Jacques-Prévert de Sarcelles ». Un texte court (84 pages) d’une immense humanité.

Ces temps-ci, Rachid Benzine travaille sur un nouvel essai et a mis en chantier un nouveau roman qui mènera lectrices et lecteurs… au 17ème siècle !

S.B.


 

LAISSER UN COMMENTAIRE

Laissez un commentaires
Merci d'entrer votre nom ici

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.