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Sorj Chalandon. (c) AFP/Joël Saget

L’écrivain-journaliste Sorj Chalandon publie « Une joie féroce ». Un livre dans lequel il s’attaque (quel autre verbe possible?) au cancer pour en faire le point de départ d’une aventure romanesque mettant en lumière quatre femmes, Jeanne et ses compagnes d’infortune déterminées à lutter contre la maladie. Biais littéraire audacieux mais terriblement contemporain et percutant.

« Une joie féroce » n’est pas un roman de souffrance, d’abnégation et de renoncement mais un roman fortifiant, exaltant, généreux et comme ses personnages, combatif

Jeanne, docile libraire encaisse sans ciller la mort prématurée de son fils, l’absence de son falot de mari, leur incommunicabilité et la déliquescence de leur amour passé, jusqu’à ce qu’elle apprenne qu’elle est atteinte d’un cancer du sein. Elle avise la lettre K, majuscule noire et implacable sur son dossier, l’abréviation usitée dans le milieu médical pour désigner le cancer: « Quel nom lui donner ? J’ai pensé au camélia. Un bouton rouge sang. Une fleur de décembre, le mois le plus éloigné du soleil. Voilà. Mon camélia. Mon hiver. Et aussi mes brumes, mes corbeaux sur la plaine, mes pluies infinies, mes brassées de chrysanthèmes à étouffer les morts. » Le ton est donné, Sorj Chalandon maîtrise cette poésie réaliste, marque de l’écrivain de talent dont l’écriture saisit l’universel à travers une histoire intime.

« Une joie féroce » n’est pas un roman de souffrance, d’abnégation et de renoncement mais un roman fortifiant, exaltant, généreux et comme ses personnages, combatif. Le roman s’ouvre sur un braquage commis Place Vendôme par quatre drôles de dames. Qu’est-ce qui peut amener ces quatre femmes si différentes à se réunir pour commettre un vol à main armée ? Sans doute une « vraie connerie » comme est intitulé le premier chapitre. Elles ne sont pas coutumières du fait, ne sont pas des bandits d’habitude. Bandit n’a pas de féminin… « Je regardais le ciel, les arbres, le soleil sur un visage, la pluie dans les cheveux. Tout était différent. Tout était urgent. »

Jeanne qui s’excuse d’être, Jeanne Pardon va devenir Jeanne Battante. La maladie est une enclume sur ses jours devenus douloureux mais c’est aussi une aventure et une chance de devenir soi-même : « Mon destin m’échappe est la première leçon du cancer; se réapproprier rageusement son destin est la deuxième leçon ».

La première moitié du roman au travers une galerie de portraits évoque avec justesse le cancer et ses effets sur celles qui en souffrent. Jeanne rencontre Brigitte lors d’une séance de chimiothérapie, Brigitte l’antonyme de Jeanne. Elle vit sa maladie, la prend à bras le corps pour en demeurer la maîtresse, pour ne pas subir plus qu’elle ne peut empêcher. Brigitte est en couple avec Assia et elles ont recueilli la jolie Mélody, poupée perdue dont la perruque blonde aux boucles chaudes cache un crâne devenu lisse par l’effet du traitement.

Jeanne vit sa maladie, la prend à bras le corps pour en demeurer la maîtresse

Elles forment un trio improbable que Jeanne rejoint pour ne pas sombrer dans la solitude qui est un autre effet secondaire de la maladie. Lorsque tondues elles se regardent toutes trois dans le miroir, l’émotion étreint et Sorj Chalandon nous offre un passage magnifique, l’un des plus forts de ce roman: « le miroir ne parlait pas de moi, ni de Brigitte, ni de Mélody, ni d’aucune fille de notre temps. Dans ces presque ténèbres, serrées les unes contre les autres, cette image. Ghetto. Camp. J’allais le dire. J’ai ouvert la bouche. Elle l’a compris. Avec une infinie douceur, elle a posé son doigt sur mes lèvres. »

La seconde partie fait la part belle au romanesque où l’on en apprend un peu plus sur les trajectoires de chacun : Brigitte Meneur, Assia Belouane, Mélody Frampin, Périg le Gwenn, René le Fourgue….Ce petit monde recomposé de vies décomposées a un repaire le Bro Gozh Ma Zadoù, entre crêperie et bistrot ouvrier. Et tout s’ordonne, malgré la maladie ou grâce à elle ? Les voilà animées du feu sacré, l’histoire bascule… jusqu’au plan final « L’hiver était derrière nous, le printemps, le jeune été faisait le fier »

roman une joie féroce« Une joie féroce » inonde Jeanne et nous entraîne au matin de l’épisode du prologue. Ces femmes vont au bout du chemin ensemble malgré le doute, la peur, l’inconstance, la forfaiture. Le cancer n’est pas le seul mal qui trahit la vie. La nature humaine demeure la plus insondable des illusions. Humain trop humain, laissons-nous bercer par elles avec nos héroïnes sur la berge face à l’île de Reuilly dans le bois de Vincennes.

  • « Une joie féroce » Sorj ChalandonGrasset, 320 pages.

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Sorj Chalandon. (c) AFP/Joël Saget

Sorj Chalandon, la bio

Sorj Chalandon a été journaliste au quotidien Libération de 1973 à février 2007. Membre de la presse judiciaire, grand reporter, puis rédacteur en chef adjoint de ce quotidien, il est l’auteur de reportages sur l’Irlande du Nord et le procès de Klaus Barbie qui lui ont valu le prix Albert-Londres en 1988. Sorj Chalandon est aujourd’hui journaliste au Canard enchaîné, il est aussi l’auteur de sept romans, tous parus chez Grasset. « Le Petit Bonzi » (2005), « Une promesse » (2006 – prix Médicis), « Mon traître » (2008), « La Légende de nos pères » (2009), « Retour à Killybegs » (2011 – Grand Prix du roman de l’Académie française), « Le Quatrième Mur » (2013 – prix Goncourt des lycéens), « Profession du père » (2015) et « Le Jour d’avant » (2017). Entre 2007 et 2009, il devient formateur régulier au Centre de formation des journalistes à Paris. À Rennes, le 14 novembre 2013, le prix Goncourt des lycéens lui est attribué pour « Le Quatrième Mur ». Ce roman évoque l’utopie d’un metteur en scène qui décide de monter Antigone de Jean Anouilh à Beyrouth dans les années 1980, pendant la guerre du Liban. En 2017, il publie le roman « Le Jour d’avant », sur la catastrophe minière de Liévin-Lens, à l’origine de quarante-deux morts le 27 décembre 1974. Son dernier roman « Une joie féroce » est paru chez Grasset le 14 août 2019.

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