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Thierry Froger aux "Correspondances de Manosque" en septembre 2018 (Photo Joël Saget / AFP)

Interview/Livre. Le romancier Thierry Froger est né en 1973 non loin de la Loire et vit toujours sur les bords de ce fleuve qu’il aime faire découvrir dans chacun de ses romans. Formé aux Beaux Arts de Nantes, il entame une carrière de plasticien et débute dans l’écriture avec la poésie et la publication d’un recueil chez Flammarion en 2013. Il a publié ensuite trois romans chez Actes Sud, dont il nous a parlé et tout particulièrement de « Et pourtant ils existent », paru en août 2021.


Thierry Froger : un romancier à l’imagination sans limite


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Thierry Froger © Patrice Normand/Leextra/Éditions Actes Sud

En 2016, Thierry Froger publie « Sauve qui peut (la révolution) », un livre dont Jean-Luc Godard est le héros mais qui ose également une uchronie qui nous fait découvrir un Robespierre nonagénaire et un Danton qui a gardé sa tête sur les épaules au terme de la Révolution Française.

Dans « Les nuits d’Ava », son second roman, Thierry Froger évoque simultanément la grande actrice Ava Gardner, en tournage à Rome en 1958, et « L’origine du monde », le tableau de Gustave Courbet. L’occasion pour lui d’aborder la question de la relation entre la photographie et la peinture, un sujet cher à l’auteur-plasticien.

Dans « Et pourtant ils existent », son troisième roman, l’auteur nous entraîne dans une immense fresque familiale et historique qui traverse le 20ème siècle, avec comme fil rouge le récit d’un combattant de la guerre d’Espagne. Avec une folle liberté, l’écrivain nous fait rencontrer autant de personnages réels que ceux qu’il a lui-même imaginé mais également ceux qu’il emprunte à d’autres écrivains. Une œuvre passionnante, historiquement documentée, d’un humour et d’une imagination sans limites.

thierry froger sauve qui peut la révolution

Comment avez-vous été conduit au choix de l’uchronie dans « Sauve qui peut (la révolution) » ?

Thierry Froger : Les révolutionnaires sont tous morts extêmement jeunes et je me suis souvent posé la question de savoir ce qui se serait passé s’ils avaient vécu plus longtemps. Ce sont des comètes dont la vie politique dure très peu de temps et je me demandais ce qu’aurait vécu un Robespierre nonagénaire. J’ai commencé par Danton et j’ai imagné qu’il n’avait pas été guillotiné, qu’il gardit la tête sur les épaules et qu’il était exilé dans une île sur la Loire. C’est une île où j’ai passé mon enfance et que j’évoque dans plusieurs romans. Il y existait bien un « Lénine Café », un bistrot qui vient seulement de fermer, où on pouvait voir des reliques de l’ancienne Union Soviétique.

Et pourquoi avez-vous introduit Jean-Luc Godard dans ce roman ?

Thierry Froger : J’avais 16 ans au moment du bicentenaire de la révolution, je m’intéressais au cinéma et j’ai donc eu envie d’inventer un cinéaste qui souhaitait faire un film sur la Révolution. Je connaissais bien la filmographie de Godard et je me suis aperçu qu’il avait souvent fait référence à la Révolution Française. J’ai donc imaginé que la Mission du Bicentenaire lui commandait un film.

Dans mon travail il y a toujours un enlacement entre la fiction et le réel, et le plus étonnant c’est que, pendant que j’écrivais ce roman, j’ai rencontré Jean-Noël Jeanneney, président de la Mission du Bicentenaire. Je lui ai expliqué mon projet et il me demande alors «mais comment avez-vous été au courant de cette histoire ? ». Je lui ai répondu que je l’ai totalement inventée et il me raconte alors qu’il a effectivement rencontré Godard qui était venu lui demander de l’argent pour faire un film sur la Révolution. J’ai donc rajouté cette rencontre réelle dans le roman, une rencontre qui ne s’était pas très bien passée mais qui validait mon projet.



Depuis la parution du livre, Godard ne m’a pas fait de procès et comme c’est lui-même un « pirate » qui pique partout des citations pour ses films, cela ne m’a pas étonné. Au fur et à mesure que j’avançais dans l’écriture il était devenu pour moi un vrai personnage de fiction.

les nuits d'ava

Dans « Les Nuits d’Ava », comment avez-vous réussi à faire un lien entre Ava Gadner et « L’origine du monde », le tableau de Courbet ?

Thierry Froger : Quand Ava Gardner avait tourné « La Maja desnuda », un très mauvais biopic de Goya, je m’étais demandé si on la voyait prendre la pose de ce tableau de Goya. Ca n’était pas le cas, mais je m’étais dit que c’était une idée d’imaginer Ava Gardner prenant la pose de tableaux de nus célèbres et pourquoi pas de « L’origine du monde » de Courbet. C’était aussi une occasion de réfléchir à la relation entre la photographie et la peinture puisque dans le livre je fais l’hypothèse que « L’Origine du monde » aurait été peinte d’après une photographie, une hypothèse que plusieurs historiens d’art avaient déjà émise.

Sur la personnalité qui a servi de modèle à ce tableau, un livre évoque récemment une chanteuse d’opéra mais je crois vraiment que le peintre à utilisé une photographie car à l’époque il y avait beaucoup de photographies érotiques qui avaient ce cadrage. Un cadrage très violent, plus photographique que pictural. Et c’est assez inconcevable qu’un modèle ait pu poser dans cette position à proximité du peintre.

Pourquoi vous intéressez-vous aux débats idéologiques des années 70, qu’on voit resurgir dans vos romans ?

Thierry Froger : Mes oncles étaient dans la mouvance de gauche post-68 et les débats de cette époque m’ont beaucoup intéressé. Je suis de la génération de Rose, un personnage que j’ai imaginé et qui, comme moi, pense être d’une génération qui, à tort ou à raison, à l’impression d’être arrivée après la bataille idéologique, après la chute du mur, après la découverte que beaucoup d’intellectuals s’étaient trompés. Une génération dont l’espérance politique s’est beaucoup amenuisée. Je me pose la question de savoir ce que l’on fait de l’engagement de nos parents ? Et comment cet engagement peut-il se transmettre ?

Qui était Florentin Bordes, le personnage principal de « Et pourtant ils existent » ?

Thierry Froger : C’est un militant libertaire qui a voué sa vie à différents engagements. Il est né à la fin du XIXème siècle et le point d’orgue de tous ses engagements c’est en 1936 avec la victoire du Front Populaire  en Espagne et le pouvoir anarchiste en Catalogne. Florentin va traverser la guerre d’Espagne et il va représenter pour sa petite-fille Ariane la figure du héros et de la pureté de l’engagement. On va découvrir peu à peu que cette pureté est plus complexe, plus trouble que ce qu’on aurait pu imaginer. Et quand Florentin raconte sa guerre d’Espagne à sa petit-fille, il se rend compte que, d’une certaine façon, il lui raconte ce qu’elle a envie d’entendre.

Comment faites-vous pour introduire des personnages d’autres romans y compris ceux d’autres auteurs ?

Thierry Froger :  Je pensais faire intervenir Hemingway dans le roman. J’en parlais déjà dans « Les Nuits d’Ava » puisqu’Hemingway était un proche d’Ava Gardner. J’ai préféré faire intervenir Robert Jordan qui est une sorte de double du romancier, un double un peu fantasmé, toujours à l’avantage de l’auteur.

J’ai souvent envie d’introduire des personnages qu’on retrouve dans mes précédents romans et des personnages de fiction empruntés à d’autres romanciers. De facon plus subliminale, il y a dans ce livre un personnage que j’ai emprunté à « La Grande Beune » de Pierre Michon.  Et puis il y a les personnages réels comme Jaurès, Villain son assassin, le fils de Gauguin et Enric Marco, le personnage de « L’imposteur », le roman-enquête de Javier Cercas, un personnage réel qui, lui, a inventé totalement sa vie, un personnage emblématique de mon dispositif.

Quelle est la place du travail documentaire dans la conception de vos romans ?

Thierry Froger :  Je ne suis pas historien mais je me documente. Je mets ensuite la documentation à distance car je n’aime pas les romans didactiques. Quand on travaille sur le matériau historique, c’est dangereux. On tire un fil et on voit que les personnages se sont croisés ou rencontrés. C’est assez vertigineux. Et ca m’a toujours intéressé de traquer les coïncidences.

Et je n’ai pas peur de toucher à l’histoire et de choisir parfois l’uchronie. Le romancier Julien Barnes dit à peu près que « l’histoire est issue de ce point où les insuffisances de la mémoire croisent les lacunes de la documentation ». C’est dans ces insuffisances et ces lacunes  que la fiction peut se loger.



Par ailleurs l’Histoire ne me paraît pas linéaire. Elle a plutôt une forme spiralaire avec des retours en arrière, des accélérations. C’est un peu ce que j’esssaye de retrouver. Et je veux toujours avoir en tête que les personnnages qui vivent un moment historique ne savent pas, contrairement à nous, comment les choses vont tourner et souvent mal tourner.

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Quelle importance accordez-vous à la dimension humoristique de votre écriture ?

Thierry Froger : L’humour permet d’éviter quelque chose de trop pesant ou didactique. Je recours aussi à la répétiton de certains événements. Avec la même approche tragi-comique, j’évoque l’enterrement du dirigeant anarchiste Durruti pendant la guerre d’Espagne puis celui, très récent, de mon héroïne Ariane qui croise une manifestation des Gilets Jaunes. J’avais en tête la fameuse phrase de Marx qui disait que « l’histoire se répète toujours deux fois, la première comme une tragédie, la seconde comme une farce ».

Comment avez-vous construit ce roman  ?

Thierry Froger : Pour les trois romans je n’ai pas  fonctionné avec des fiches sur les personnages, une structure rigide de l’intrigue. Je sais exactement où je veux aller mais je me laisse une liberté, même quand c’est un roman choral comme celui là. Tous les chapitres ont été écrits dans l’ordre. Après, une fois que le texte  était achevé, il y a eu quelques modifications, quelques ajustements. Mon écriture fonctionne beaucoup par digressions et l’écriture permet cette liberté de sauter d’une époque à une autre.

Avez-vous en tête maintenant un nouveau projet ?

Thierry Froger : Je vais continuer avec certains personnages de mes précédents romans. Des personnages secondaires de ces romans pourront y prendre une autre importance. Car je n’ai pas épuisé ce que j’avais envie de raconter sur cette famille qui traverse le siècle dans « Et pourtant ils existent ».

Entretien réalisé par Yves Le Pape

  • A LIRE :
  • « Sauve qui peut (la révolution) », Actes Sud, 2016, 448 pages
  • « Les Nuits d’Ava, roman », Actes Sud, 2018, 304 pages – Actes Sud, Babel, 2021, 304 pages
  • « Et pourtant ils existent », Actes Sud, 2021, 336 pages

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