Littérature/Interview. Festival de lecture à voix haute, Festi’mots se déroule tous les ans en janvier à Saint-Cyr-au-Mont-d’Or, près de Lyon. L’occasion pour We Culte d’aller à la rencontre de Franck Courtès, auteur du livre « A pied d’oeuvre » paru en 2023, qui fut un photographe très demandé avant d’entrer en littérature et de choisir le métier d’écrivain : « J’ai juste changé de médium pour raconter ma propre vision du monde » confie-t-il. Entretien.
Festi’mots est le festival de la lecture à voix haute qui se déroule tous les ans en janvier à Saint-Cyr-au-Mont-d’Or, près de Lyon. Joëlle Guinard et sa dynamique équipe de bénévoles y invitent des auteurs et autrices à venir lire des extraits de leur dernier roman, accompagnés de musiciens ou de comédiens.
L’équipe du festival a eu du flair car – ses invitations étant lancées bien avant la rentrée littéraire – les Goncourt 2022 et 2023 étaient présents à Festi’mots, Jean-Baptiste Andrea succédant cette année à Brigitte Giraud. Nous avons pu rencontrer Andrea en compagnie du québécois Eric Chacour, un entretien à paraître prochainement dans We Culte.
Nous avons également pu échanger avec Franck Courtès, qui fut un photographe très demandé avant d’entrer en littérature et de choisir le métier d’écrivain. Pour survivre, il a trouvé du travail en faisant appel à une de ces plateformes qui marchandisent les coups de mains et informatisent les petits boulots. Dans « À pied d’oeuvre », récit qu’il a publié en 2023 chez Gallimard, il décrit avec férocité et humour les conditions de travail induites par ces organisations.
Pourquoi avez-vous abandonné le métier de photographe ?
Franck Courtès : Je n’avais plus la flamme et la passion. On m’a demandé de faire trop de choses contraires à mes valeurs. Je faisais beaucoup de portraits et j’adorais ça. Mais ces photos devenaient de plus en plus un maillon dans la chaîne de promotion d’un livre, d’un disque ou d’un programme politique. Ma passion artistique pour la photo a été utilisée par des journaux que j’aimais beaucoup comme les Inrocks ou Libé. J’ai retrouvé la liberté et l’enthousiasme dans la littérature qui m’a offert de nouveaux défis et permis de me frotter à de nouveaux langages. J’ai juste changé de médium pour raconter ma propre vision du monde.
Y a-t-il un rapport entre votre façon de photographier et votre façon d’écrire ?
Franck Courtès : Dans ma façon d’écrire il y a un cousinage avec la photo qui est très fort. La photo m’a appris à regarder les choses. C’est cette gymnastique du regard qui a forgé mes phrases. On m’a dit que j’avais une littérature très visuelle. A part financièrement, l’enchaînement entre la photo et l’écriture, c’était très cohérent.
Comment avez-vous préparé votre changement de métier ?
Franck Courtès : Je me suis lancé dans l’écriture comme je l’avais fait dans la photographie. J’ai cru que la vie était comme ça : il suffisait d’avoir envie de quelque chose et de la faire bien pour que l’argent vienne forcément. J’ai beaucoup photographié des écrivains à l’époque où la littérature payait. Aujourd’hui les chiffres de vente se sont effondrés et divisés par 10. Je photographiais alors des écrivains à succès dans leurs magnifiques maisons de campagne. De leur côté les moins riches avaient une manière de vivre tout à fait acceptable.
Quand je me lance dans la littérature, je découvre qu’on est extrêmement précarisé et pas soutenu par le ministère de la culture qui nous accorde de temps en temps des bourses sur dossier. C’est la CAF qui s’occupe de nous au quotidien. On ne peut donc compter que sur nous-même et les plus chanceux sur un conjoint ou sur un travail qui leur laisse du temps pour écrire comme les journalistes et les professeurs. Cela laisse peu de chances à une littérature plus sauvage, avec un enjeu vital, comme ce que je suis en train de vivre. Je suis dans un sacrifice total et l’acte d’écrire, je le paie vraiment.
Quel bilan tirez-vous de votre travail pour une plateforme ?
Franck Courtès : Avec ces plateformes on encourage le travail au noir qui soulage les aides sociales des nouveaux précaires, des burn-out, des migrants, Les exclus du monde du travail y trouve un moyen de subsistance en plus du RSA. Cela permet à l’économie de fonctionner mais moralement c’est un double langage. A tous les échelons j’ai entendu un encouragement au travail au noir.
C’est fondamentalement une révolution anti-ouvrière. Les droits acquis, les syndicatss, tout cela est balayé et on arrive à mettre au travail des gens qui ne sont pas protégés. On fabrique là une nouvelle classe sociale qui n’est pas homogène. Ce sont des gens qui viennent d’horizons différents, que ce soit géographiques comme les migrants ou sociaux avec les gens dont le métier disparaît ou qui n’en peuvent plus et qui sont en burn-out. Il y a aussi des artistes qui ne marchent pas aussi bien qu’ils le voudraient.
La façade c’est « mettre du beurre dans les épinards » pour ces gens là et c’est ce dont j’ai profité au début. Mais en réalité ces plateformes qui ont pignon sur rue sont dans l’illégalité. Elle n’exploitent plus les ouvriers directement. Ce n’est plus l’exploitation de l’homme par l’homme. Là c’est l’exploitation de la possibilité d’avoir du travail. Les propriétaires de ces plateformes ne se salissent plus les mains avec des employés. On ne rencontre jamais personne. Tout est sous l’anonymat du prénom et ma plateforme incitait à faire du travail au noir.
Ces plateformes ont-elles réagi à la sortie de votre livre ?
Franck Courtès : Je m’attendais à des réactions à la sortie du livre, peut-être une réclamation de quelqu’un de la plateforme qui aurait pu se reconnaître. Personne n’est venu demander un débat pour rétablir une autre vérité. Il y a un déni qui est aussi celui des autorités.
Quel rapport voyez-vous entre votre expérience et celle des intellectuels « établis » en usine dans les années 70 ?
Franck Courtès : Robert Linhart voulait provoquer une révolution maoïste dans les usines. Aujourd’hui on regarde les entreprises avec nostalgie. Comment a-t-on réussi, avec toute cette histoire des mouvements ouvriers, à dégringoler de cette façon. Le droit du travail dans les entreprises s’est beaucoup amélioré mais cette nouvelle manière de faire travailler les gens me fait penser au trafic de drogues. J’en avais parlé avec un juge célèbre qui s’occupait de ces trafics. Les autorités, me disait-il, « comment vont-elles remplacer les revenus des 200 000 familles qui en vivent si on leur enlève les revenu de la drogue ». Il y a quelque chose du même ordre avec le travail au noir des plateformes.
Comment avez-vous pu évoquer le personnage de Charlot en parlant de votre propre cas ?
Franck Courtès : C’est le sel du livre. Je parle d’un bourgeois qui reste bourgeois et se retrouve dans la précarité en vivant avec 200 euros. C’est forcément comique. Il garde ses habits de marque, un peu comme Charlot, le vagabond qui avait des habits d’aristocrate. Mais je ne m’en suis pas rendu compte en le vivant. Je n’avais qu’une obsession, c’était de continuer d’écrire et d’avoir suffisamment d’argent pour manger. Je ne me suis même pas rendu compte que je m’enfonçais de plus en plus. Et puis j’en ai eu marre. J’ai arrêté quelques mois avant la rédaction du livre.
Est-ce que vous continuez à travailler aujourd’hui avec une plateforme ?
Franck Courtès : Je n’y vais plus. J’ai le RSA, ma mère me soutient de temps en temps et je fais des petits boulots sans passer par une plateforme. A propos du RSA, on est d’ailleurs nombreux à ne pas savoir qu’on y a droit. Et c’est compliqué à obtenir et surtout à conserver. J’ai touché un à valoir pour mon livre et j’ai perdu mon RSA pendant 3 mois. Mais je ne reprendrai pas la photo qui a provoqué vrai burn-out. J’avais un rêve, aller à Tahiti. Ma carrière ne m’avait jamais permis d’y aller. En 2013 on m’a proposé d’aller y travailler trois semaines tous frais payés. J’ai du répondre que je ne pouvais plus faire de photos et j’ai du refuser cette proposition.
Entretien réalisé par Yves Le Pape
- A lire : Franck Courtès, « À pied d’œuvre », Collection Blanche, Gallimard, 192 pages, 2023.