Livre. À l’âge de l’insouciance et de la légèreté, une enfant fait une mauvaise rencontre. Devenue adulte, elle se construit avec un secret, découvre l’attirance pour l’autre. « Comme une ombre portée », un roman de la réconciliation tenu de bout en bout par Hélène Veyssier.
Dans « Comme une ombre portée », les prédateurs répètent à l’envie leur phrase fétiche : « Tu ne diras rien ? Hein, tu ne diras rien ? » Pour laver la souillure et effacer le cauchemar éveillé, l’enfant va refaire l’histoire, réinventer l’événement, l’amadouer…
Camille a six ans. Comme un rituel, une fête annuelle, elle passe ses vacances dans la maison familiale, à Boissières, chez ses grands-parents. L’été, l’enfance, l’insouciance, le vagabondage dans les bois. La mauvaise rencontre vient entraver une légèreté estivale, « jusqu’à ce jour du couloir » où elle croise monsieur Charles qui enfreint l’interdit, « je comprends que ce qu’il fait n’est pas permis, qu’il n’en a pas le droit. Et que j’aurais dû dire à maman, à mes parents ».
Dans « Comme une ombre portée », les prédateurs répètent à l’envie leur phrase fétiche : « Tu ne diras rien ? Hein, tu ne diras rien ? » Il reste encore le reflet de la nurse irlandaise qui se tenait derrière et regardait sans intervenir. Pour laver la souillure et effacer le cauchemar éveillé, l’enfant va refaire l’histoire, réinventer l’événement, l’amadouer. Et si je n’avais pas été là…
Monsieur Charles devient un vagabond, un lointain cousin italien hébergé par son grand-père. La réparation revient souvent aux filles rappelle Hélène Veyssier : réparer, repriser, raccommoder, ravauder pour supprimer l’effraction, renouer les mailles effilochées.
Dans un roman concis, sans mots inutiles, sans s’attarder sur une tournure, d’une facture faussement impersonnelle, Hélène Veyssier déploie un chemin de vie, de l’enfance à l’envergure d’être adulte avec le poids d’un secret à garder. Camille fait comme si.
Une adolescente comme les autres, indisciplinée, 1962, la guerre d’Algérie, un poste d’enseignante, pas d’attaches, des rencontres de hasard. À l’approche d’un danger, elle choisit la fuite. Tous les étés, elle retrouve la maison de son enfance, mais « au fond du couloir, une part d’elle obscure et silencieuse souffrait ». Le pouvoir d’imagination de l’enfant lui fait entrevoir des sorcières dans la nuit, elle n’est pas seule. Personne ne saura rien du désastre vécu, du ravage sidérant, tétanisant. L’omerta, le non-dit. Ne pas révéler de peur de déclencher un cataclysme familial. Respecter des valeurs communes, communément admises par la société. Taire l’illicite.
A l’âge de 35 ans, elle se déclare différente, « malheureuse, mais différente de ces femmes rangées, conformes à un bonheur banal presque mesquin ». Au cours d’une visite, elle retrouve l’homme du couloir sur le tableau d’un peintre parisien, Andréa. Elle est troublée par sa propre préhistoire qui refait surface, elle avait oublié le visage de son agresseur. S’installe une attirance pour Andréa ; dans une scène érotisée où elle joue dans le soleil avec l’ombre portée d’Andréa sur le sol, elle imagine un rapprochement des corps. Le lecteur et la lectrice vont découvrir la relation entre un homme et une femme à travers une peinture. Un récit doit aussi conserver sa part d’ombre et de mystère, de découverte, de recoins à explorer. Se laisser porter par les mots.
Camille est le portrait d’une femme énigmatique et intransigeante. Elle poursuit un chemin choisi, et la finalité est la réconciliation avec un corps caché, réprimé. Avec la naissance prochaine d’un enfant, elle enfouit l’autre maléfique pour mettre au monde – se mettre au monde– un autre soi-même. « L’enfance a le goût de vivre », écrit la romancière. Loin des monstres et des démons, elle écrit au grand jour à son frère une vie qui s’annonce. Aux côtés d’Andréa, Camille va exposer et accompagner une enfance en devenir.
Virginie Gatti
- À lire: « Comme une ombre portée », Hélène Veyssier. Arléa, 130 pages, 17 euros