Livres/Interview. Nous avions rencontré Etienne Kern pour We Culte à l’occasion du Goncourt du premier roman qu’il avait obtenu en 2022 avec « Les envolés », ce livre où il évoquait la dramatique tentative de Franz Reichelt pour prendre son envol du haut de la Tour Eiffel avec un parachute qu’il avait lui-même conçu. Avec « La vie meilleure » c’est à Emile Coué que s’intéresse le romancier. La célèbre méthode qui a pris son nom avait connu un envol saisissant après la première guerre mondiale mais n’avait pas vraiment survécu à la mort de son inventeur. Etienne Kern nous raconte la vie de Coué mais aussi le travail de recherche qui a précédé l’écriture du roman et il évoque le couple contemporain d’Irène et André qui a beaucoup compté pour lui dans la vie et dans l’écriture de ce livre.
Etienne Kern : « je voulais raconter le destin d’Emile Coué, cet homme qui a essayé quelque chose pour soulager les détresses »
Ce roman a reçu un accueil très favorable dans les jurys littéraires et c’est un des rares qui ait été retenu à la première sélection du Goncourt, du Renaudot et du Femina mais aussi pour le Goncourt des lycéens et celui des détenus. A Nancy, où a vécu Emile Coué, Etienne Kern a déjà reçu la Feuille d’or de la ville à l’occasion du Livre sur la Place, le grand salon littéraire qui se tenait tout récemment. Nous l’avons rencontré à Lyon où il est professeur de lettres en classes préparatoires au lycée Edouard Herriot.
Que représentent pour vous les personnages d’Irène et André que vous évoquez dans votre livre?
Etienne Kern : C’est pour moi le cœur du livre. C’étaient ma marraine et mon parrain. Ils ont commencé à décliner quand j’ai commencé à m’intéresser à Coué. Les deux préoccupations du moment s’entremêlaient dans mon esprit et ont fini par se superposer. Je les ai connus tous les deux extrêmement abîmés par la vie et ils étaient pour moi l’image contemporaine des patients à qui Coué pouvait s’adresser. Ils incarnent la même détresse que celle que ces gens de 1920 pouvaient représenter pour Emile Coué. Ils sont aussi un peu à l’image de Coué et Lucie, l’autre couple du roman, parce que, malgré toutes ces détresses, ils avaient une manière de cultiver une joie qui était sûrement factice et construite pour ne pas se laisser complètement anéantir par ce qu’ils avaient vécu. J’ai conscience que c’est arbitraire mais je prolonge ce que j’ai fait dans « Les envolés » où les histoires de mon grand père et celle de mon amie Muriel se sont entremêlées avec l’histoire de Franz.
Comment avez-vous conduit votre enquête historique sur le personnage d’Emile Coué ?
Etienne Kern : Je ne suis pas historien et je n’en ai pas la rigueur : le travail purement historique que j’ai pu faire demeure modeste. Il existe une thèse sur la méthode Coué qui a été une source documentaire majeure pour moi. Je l’ai complétée avec les nombreux articles de presse qui ont été publiés à ce sujet. Des articles qu’on peut trouver maintenant sur Internet. A sa mort Coué a fait la une du New York Times.
Il y a aussi une part de recherche à Nancy même, aux archives départementales qui conservent par exemple son testament et son inventaire de succession qui donne une idée assez précise de ce qu’il avait chez lui. J’ai pu accéder à sa maison qui est toujours dans la famille et où sont conservés des lettres, des documents, des cartons d’invitation, des coupures de presse. Cela m’a beaucoup touché d’accéder à cette boîte d’archives conservée pieusement par la famille.
Quelle place occupe Lucie, la femme d’Emile, dans cette histoire ?
Etienne Kern : J’ai conçu le personnage de Lucie à partir de bribes documentaires. Je savais qu’elle était polyglotte, qu’elle était un peu intimidante. Elle a toujours été à côté de son mari et elle a continué à enseigner la méthode Coué des années après sa mort. Les gens me demandent si elle ressemble à Anne, ma propre épouse. Cette question m’étonne toujours. Mais c’est vrai : j’ai beaucoup de tendresse pour le personnage de Lucie. Elle avait plus les pieds sur terre que son mari, cette figure d’utopiste resté dans une enfance prolongée.
Quel relation faites-vous entre le personnage de Franz dans « Les envolés » et celui d’Emile dans « La vie meilleur » ?
Etienne Kern : « Les Envolés » et « La vie meilleure » forment un diptyque qui se situe à peu près à la même époque. Il met en scène deux personnages qui ont en commun d’être des inventeurs et des idéalistes. Il y a des parentés entre le parachute qui ne s’ouvre pas et cette méthode qui est censée guérir à peu près tout alors que son efficacité est vraiment toute relative. Mais aussi parce que Franz et Emile peuvent représenter tous les deux des figures de l’écrivain. En effet, ce parachute réalisé en tissus peut être vu comme une sorte d’œuvre qui ne change rien au monde. Quant à la méthode Coué, elle met l’imagination et le pouvoir des mots au cœur de tout le système et rappelle de ce fait ce qui est aussi au cœur de la lecture et de l’écriture.
Ce livre est plus joyeux que le précédent. La vie d’Emile est plus tourbillonnante que celle de Franz. Mais après la mort le personnage se retrouve dans le camp des perdants. Evoquer la méthode Coué suscite maintenant une distance narquoise ou du moins amusée. De son temps il a été considéré comme une star et il s’est très vite démonétisé. J’aime bien ces personnages qui ont à voir avec le ridicule car ils sont très profondément humains.
Quelle place occupe aujourd’hui Emile Coué à Nancy ?
Etienne Kern : J’ai rencontré un certain nombre de personnes pour qui Coué est une figure si familière qu’elle est tout à fait respectable et chère au cœur des Nancéiens. D’une certaine manière il a donc été prophète en son pays.
Que pensez-vous de la Méthode Coué ?
Etienne Kern : Coué a pratiqué l’hypnose thérapeutique. Il est contemporain de Freud qui la pratiquait à Vienne comme Charcot le faisait à Paris et Bernheim à Nancy. Mais un peu comme eux il est passé à autre chose. Pour Coué un discours de suggestion thérapeutique serait, pense-t-il, plus efficace. Je n’ai pas les compétences médicales pour en juger. Mais je voulais raconter le destin de cet homme qui a essayé quelque chose pour soulager les détresses. C’est un roman et non un essai.
Comment expliquez-vous la gloire que Coué a connu de son vivant ?
Etienne Kern : Ce succès rapide trouve son origine dans la première guerre mondiale. Cela devait faire tant de bien d’entendre une parole optimiste dans un contexte d’horreur généralisée. Coué occupe un espace laissé vide par la médecine qui est confrontée à des choses très urgentes pendant la guerre. Elle laisse de côté les troubles psychologiques légers ou la détresse des soldats après l’expérience des tranchées.
Coué occupe cet espace et procure une réponse à ces détresses qui ne sont pas immédiatement médicales. Sa méthode peut décoller après la guerre et devient un des éléments des années folles. Cette folie autour de lui résume bien cette époque où on se prend de passion pour quelque chose et on passe tout de suite à autre chose. Certes il n’y a pas de réseaux sociaux à l’époque mais il y a les journaux et il y a déjà les goodies : on a mis la tête de Coué sur des assiettes ou ses formules sur des bracelets.
Peut-on expliquer l’audience de tels discours ?
Etienne Kern : Coué n’a jamais été accusé d’exercice illégal de la médecine. Sa méthode ne repose que sur les mots et ne peut donc pas faire de mal. C’est fascinant de simplisme. C’est une méthode très facile d’accès et gratuite. Elle ne nécessite aucune remise en cause profonde de sa vie. Mais après sa mort le principe de réalité l’emporte et ça s’effondre très rapidement.
C’est la logique qui fait que dès la préhistoire des figures d’autorité religieuse ou morale se présentent comme maîtres à penser. Et il y a en nous un tel besoin de consolation ou d’accompagnement pour le meilleur ou pour le pire. Coué se présentait comme un professeur d’optimisme. On a besoin d’optimisme mais on n’a pas forcement besoin de maîtres à penser et de leurs discours extrêmement injonctifs. J’ai eu de la tendresse pour la démarche d’Emile Coué mais évidemment de la réserve pour l’aspect dogmatique de cette méthode.
« Ecrire c’est cesser d’affronter » avez-vous écrit. Est-ce une leçon qu’on peut tirer de votre roman ?
Etienne Kern : J’esquisse en effet une analogie entre la méthode Coué et l’écriture. Dans les deux cas les mots et l’imagination sont convoqués pour aller mieux, oublier le réel ou le transformer, le colorer. Quand je dis qu’écrire c’est cesser d’affronter je me place sur un strict plan psychologique ou psychanalytique. Ecrire peut bien sûr être une manière d’affronter sinon il n’y aurait pas de littérature engagée. Mais sur le plan psychologique il est indéniable qu’on écrit aussi pour oublier le monde réel, se bercer d’illusions. C’est ce qu’explique Freud qui considère qu’une œuvre d’art est toujours une compensation dans laquelle l’artiste cherche à retrouver quelque chose qu’il a perdu ou qu’il n’a pas. Et je pense singulièrement à la question du deuil. J’écris aussi pour retrouver Irène et André. Je sais bien que c’est illusoire.
Cette vie meilleure qui est le titre du roman c’est à la fois ce que Coué vise d’un point de vue thérapeutique et ce que la littérature essaie d’offrir ou fait croire qu’elle offre aux auteurs comme aux lecteurs.
Entretien réalisé par Yves Le Pape
- A lire : Etienne Kern, « La vie meilleure », collection blanche de Gallimard, 192 pages, juin 2024.