Livre. Tous deux sont nés dans la même ville, Newark (New Jersey). Tous deux sont écrivains américains. Et le grand Paul Auster n’a jamais caché son admiration pour Stephen Crane (1871- 1900), tenu pour l’inventeur de la modernité littéraire aux Etats-Unis. A ce « génie oublié », il consacre une biographie indispensable.
Livre. « Burning Boy » : quand Paul Auster rend hommage à Stephen Crane
Pas moins de 1 000 pages. Un pavé colossal, imprimé serré. Mais qu’est-il donc arrivé à l’écrivain américain Paul Auster ? Pourquoi donc s’est-il lancé dans l’écriture d’un tel livre ? Pas moins de 1 000 pages pour son nouveau texte- titre :« Burning Boy », sous-titre : « Vie et œuvre de Stephen Crane ». Un texte pour la biographie de Stephen Crane, né le 1er novembre 1871, mort le 5 juin 1900 à 28 ans, terrassé par la tuberculose.
Auteur de six romans (dont « Maggie, filles des rues »– 1893, et « La Conquête du courage »– 1895), de recueils de poésie et de nouvelles, il est encore aujourd’hui considéré comme l’inventeur de la modernité littéraire nord-américaine.
Natif de Newark (New Jersey, comme Paul Auster !), « neuvième enfant à avoir survécu parmi les quatorze que comptait la progéniture de ses parents, Jonathan Downley Crane et Mary Helen Peck Crane, méthodistes fervents » (rappelle Auster), il a été un journaliste qui ne se contentait pas de rapporter les choses entendues.
Il a été correspondant de guerre au Mexique, en Grèce, en Turquie… Pour écrire la vie des déshérités et des ghettos, il vivait dans les ghettos, s’habillait et vivait comme les déshérités- il pratiquait l’immersion, ce que d’autres appelleront le « gonzo journalism »…
Interrogé sur les raisons qui l’ont poussé à s’intéresser sur cet auteur quasi inconnu de ce côté de l’Atlantique, Paul Auster assure que ce n’est pas parce que tous deux sont nés à Newark ! « Il fut un temps où presque tous les lycéens aux États-Unis devaient lire « La Conquête du courage », confie Auster. J’avais 15 ans quand j’ai découvert ce roman en 1962, et ce fut une révélation explosive, qui changea ma vie, comme ce fut le cas de la plupart de mes camarades, filles et garçons ». Et évoquant « Burning Boy », de s’interroger : « Qui se souvient aujourd’hui de Stephen Crane ? »
Le premier chapitre est intitulé « Stevie »- premières lignes : « Né le jour des morts et mort cinq mois avant son vingt-neuvième anniversaire, Stephen Crane connut cinq mois et cinq jours du XXème siècle, terrassé par la tuberculose avant d’avoir pu conduire une automobile ou voir un avion, regarder un film projeté sur grand écran ou écouter la radio, figure du temps des calèches prématurément ravie au futur qui attendait ses pairs, et pas seulement à la construction de ces miraculeuses machines et inventions mais aussi aux horreurs de l’époque… »
Auteur définitif de, entre autres, « Trilogie new-yorkaise » (1991), « Léviathan » (1993) et « 4 3 2 1 » (2018), Paul Auster ne craint pas de dire et d’écrire qu’il est fasciné par Stephen Crane, homme de mille et mille contradictions et dont la vie (trop courte) fut un écheveau dont il convient de tirer de fils repliés plusieurs fois sur eux-mêmes pour tenter d’en approcher l’essentiel.
Commentant ce « Burning Boy », le grand écrivain nord-américain Russell Banks a expliqué : « L’engagement total et obsessionnel de Paul Auster envers Stephen Crane, le « bad boy » de la littérature américaine du XIXème siècle, est exceptionnel et d’une saisissante beauté. Sa maîtrise du contexte historique, ses incursions dans la personnalité de Crane- où l’on sent la patte d’Auster, qui se donne du mal et déploie toute son imagination-, l’analyse des textes : tout est absolument superbe »…
Superbe comme cet extrait : « Il ramassa une poigné de sable et l’abandonna à la vive brise marine. ‘’ Traite les idées comme ça, dit-il. Oublie ce que tu en penses et écris ce qu’elles te font éprouver. Montre à l’autre que tu es tout aussi humain que lui. C’est ça le grand secret du récit. Oublier les princes et les principes littéraires. Sois toi-même’’ ».
Ecrivain à la vie courte, forcément trop courte, Crane était l’homme de toutes les prises de risques, il était impulsif, manquait d’argent, fut aussi incandescent que solitaire. Il était ami, à la fin de sa vie, avec Joseph Conrad et Henry James, il est mort dans un sanatorium en Allemagne et Paul Auster le compare à James Joyce, même si d’autres « spécialistes » le rapprochent de Marcel Proust ou encore Virginia Woolf.
Pour Paul Auster, Stephen Crane « fut horrifié par ce qu’il vit, et se sentit pris tout entier car ce spectacle le plongea au plus profond de lui-même, dans le monde souterrain de son inconscient, les obscures sphères cachées de son enfance et de la religion de ses parents. La vie parmi les êtres déchus ».
Avec cette élégance qui n’appartient qu’à lui seul, avec « Burning Boy », Paul Auster s’est tenu à bonne distance de la biographie romancée- un genre aujourd’hui galvaudé et pratiqué par nombre de romanciers sans grande imagination. De son écriture aussi enveloppante que somptueuse, de Stephen Crane, il nous offre une biographie de romancier- c’est si rare, de nos jours…
Serge Bressan
- A lire : « Burning Boy » de Paul Auster. Traduit par Anne-Laure Tissut. Actes Sud, 1 008 pages, 28 €.
EXTRAIT
« Quand Crane quitta New York fin 1896, il avait vingt-cinq ans. Et célèbre, sans équivoque le plus célèbre des jeunes écrivains américains de l’époque, et peut-être le plus jeune écrivain que la République n’ait jamais produit. C’était l’âge des journaux à large distribution et, avec dix-huit quotidiens publiés à New York seule (à quoi s’ajoutaient dix-neuf autres de langues étrangères, la culture de la célébrité avait commencé en Amérique, avec toute sa clameur, l’adulation et la cruauté parfois vicieuse que nous connaissons toujours… »