Livre. Prix Nobel de littérature en 2014, Patrick Modiano publie à 76 ans son trentième roman : « Chevreuse ». Un texte envoûtant pour une promenade en rues obscures, pour une enquête entre avant-hier, hier et aujourd’hui pour un héros narrateur qui serait le double du romancier. Encore un bonheur de lecture !
LIVRE. « Chevreuse » de Patrick Modiano : un roman somnambule…
Patrick Modiano dans sa bibliothèque (photo) Francesca Mantovani
Il pourrait filer à cloche-pied sur la Grande Muraille de Chine, s’arrêter à San Salvador, faire des puzzles, voire des romans-photos ou encore étonner une personne qui se prénommerait Benoît… A 76 ans, il préfère revenir en Chevreuse, cette vallée du sud-parisien où il a passé une partie de son enfance. Une vallée qui, pour partie, donne décor à « Chevreuse », son trentième roman (le premier, « La Place de l’Etoile », a été publié en 1968).
Evidemment, comme pour chaque nouveau roman de cet écrivain qui a reçu le prix Nobel de littérature en 2014, on a entendu, le livre à peine arrivé sur les rayons des librairies, la même rengaine débitée par des auto-proclamés chroniqueuses et chroniqueurs littéraires parce qu’ils gribouillent dix lignes dans des cahiers : Modiano écrit toujours le même livre… Récemment, l’auteur de « Chevreuse » s’est laissé aller à la confidence, avec un art du silence entre les mots qu’il pratique à l’excellence : « Je me suis aperçu que j’écrivais pratiquement toujours le même livre… Les romans changent de titre, mais on pourrait supprimer les titres et cela ferait un seul livre. Un peu comme une musique où il y a des motifs qui reviennent et forment un tout ».
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Dans ce tout qu’on pourrait titrer « Modiano, une œuvre », donc « Chevreuse » est un motif. Et quel motif ! Certains docteurs ès sciences modianesques ont même glissé que ce trentième et récent roman a tout de l’ultime chapitre, de l’ultime mouvement, de l’ultime acte d’un concert, d’un opéra ou d’une pièce de théâtre. Faut-il les croire ?
En ouverture de cette promenade en rues obscures, en Chevreuse, à Auteuil, Pigalle et Montmartre, les mots de Rainer Maria Rilke : « Que de noms n’ai-je pas gravés dans ma mémoire / « chien » ou » vache » ou « éléphant »/ Il y a déjà si longtemps, je ne les reconnais que de très loin / et même le zèbre- hélas, et cela pour quoi ? » Et puis, l’incipit : « Bosmans s’était souvenu qu’un mot, Chevreuse, revenait dans la conversation. Et, cet automne-là, une chanson passait souvent à la radio, interprétée par un certain Serge Latour. Il l’avait entendue dans le petit restaurant vietnamien désert, un soir qu’il était en compagnie de celle que l’on appelait « Tête de mort ». ‘’Douce dame / Je rêve souvent de vous’’ ».
Modiano, tout Modiano est là dans ces six lignes qui ouvrent « Chevreuse ». Avec ses fantômes, avec le bonheur du souvenir, même flou, surtout flou, et du détail d’une précision extrême. Et de se retrouver dans les pas de Jean Bosmans- déjà vu et lu dans des romans de Patrick Modiano comme « Ephéméride » (2002) ou « L’Horizon » (2010). Ce personnage (très certainement le double de l’auteur), on va le suivre sur trois niveaux de temporalité : aujourd’hui, hier et le temps de l’enfance, pour une variation sur des thèmes follement modianesques : l’enfance, les artistes de l’ancien temps, les personnages mystérieux, les objets, les rues et les maisons fréquentées hier, voire avant-hier.
« Le passé est une masse d’oubli d’où ressurgissent quelques petites bribes », assure Patrick Modiano. Alors, chez Jean Bosmans, les souvenirs rejaillissent de la mémoire par hasard. Il se souvient de ces drôles de gens, des « types peu recommandables », de cette faune d’interlopes au patronyme modianesque, forcément modianesque qu’il côtoyait dans les années 1960 (1964 ? 1965 ? c’est flou…) : Michel de Gama (ou Michel Degamat, c’est selon…), Martine Hayward, Rose-Marie Krawell, René-Marco Hériford, Kim- la jeune gouvernante de l’enfant solitaire perdu dans l’appartement d’Auteuil, ou encore Camille dite « Tête de mort ».
« Chevreuse« , c’est la quête et l’enquête de Jean Bosmans : qui étaient vraiment ces gens ? Les questions sont prégnantes : pourquoi l’emmènent-ils, encore et encore, sur les lieux de son enfance ? Que savent-ils réellement de son passé ? Souvenirs réels et souvenirs imaginés se mélangent à toutes les pages- Modiano : « Pour passer dans l’imaginaire, il faut avoir en tête des choses précises qu’on peut avoir vues ou fréquentées. A partir de là, cela peut basculer dans l’imaginaire ».
Avec Modiano, et plus que jamais dans « Chevreuse », le temps est épais, la mémoire s’y enfouit, s’y love. Le détail y est précis : « J’ai toujours pensé que pour faire sentir une atmosphère romanesque, presque imaginaire, il fallait s’appuyer sur des détails très précis. C’est comme dans certains tableaux surréalistes. On prend une rue qui peut paraître banale, à force de l’observer, cela devient presque surréel », confie le romancier. » Chevreuse », un roman-toile d’araignée où tous les personnages espèrent y prendre le personnage principal et, pourquoi pas, l’auteur. Un roman somnambule où l’on cherchera, encore et encore, toujours le temps d’un baiser, « derrière les carreaux, l’ombre chinoise de Modiano »…
Serge Bressan
A lire : « Chevreuse » de Patrick Modiano. Gallimard, 178 pages, 18 €.
EXTRAIT
« C’était un après-midi de soleil, justement, et dans la lumière d’avril les silhouettes des passants, les feuillages des arbres, les trottoirs, les façades des immeubles se détachaient avec précision sous le ciel bleu, comme si on les avait lavés à grande eau pour les débarrasser de la moindre poussière et du moindre flou. Il prit l’ascenseur, ce qu’il n’avait jamais fait jusqu’à présent à cause de Camille. Bosmans était assis sur la banquette de velours rouge et il aurait aimé que cette montée lente et douce se poursuive indéfiniment… «