Directeur artistique de la Coopérative 326, le comédien Jean Lambert-wild et son personnage de clown blanc, nous convie chaque jour à des lectures filmées du livre de l’écrivain suisse Charles Ferdinand Ramuz « Si le soleil ne revenait pas » dans 13 lieux insolites de Vannes et d’Arradon (Morbihan). Une expérience originale initiée par Scènes du Golfe, diffusée du 18 au 30 janvier à 18h00 sur le site et les réseaux sociaux du théâtre, qui permet de garder le contact avec les spectateurs et de continuer à faire vivre la culture, interdite de spectacles depuis 11 mois, en raison de la crise sanitaire.
Jean Lambert-wild: « Le clown blanc a trouvé une très belle solution pour ne pas être drôle. J’appelle ça le valet des étoiles : il est là pour distordre une réalité et vous amener à voir les choses poétiquement autrement. Il permet tout de suite d’ouvrir des sensibilités, qui font que tout d’un coup le texte de Ramuz résonne autrement »
Crise sanitaire oblige, le monde de la culture broie du noir depuis presque un an. En ces temps de confinement et de couvre-feu, les acteurs culturels ne manquent cependant pas d’idées et ont décidé de réagir. C’est le cas de Scènes du Golfe, théâtres de Vannes et d’Arradon (56 –Morbihan) dirigés par Ghislaine Gouby, où se mènent des actions hors les murs, afin de garder le lien avec les spectateurs, même virtuellement.
Depuis huit jours, le comédien Jean Lambert-wild et son personnage de clown blanc, nous convie à une lecture singulière du livre de l’écrivain suisse Charles Ferdinand Ramuz « Si le soleil ne revenait pas », texte qui résonne avec notre époque troublée. Des lectures filmées par le vidéaste Thomas Ferrand. Un chapitre lu quotidiennement dans 13 lieux insolites de Vannes, d’Arradon et de l’agglomération (le Stade de la Rabine, Conleau, le toit du Palais des Arts, la Halle aux poissons, la plage de Penboc’h, La Lucarne, le cimetière de bateaux du Bono…). Une expérience originale et des captations qui seront diffusées du 18 au 30 janvier sur www.scenesdugolfe.com et la page Facebook de Scènes du Golfe, à vivre chaque soir à 18 heures. Rencontre avec Jean Lambert-wild, directeur artistique de la Coopérative 326, un comédien passionné par le goût des mots.
La lecture est une expérience qui demande pour chaque livre une interprétation particulière. Comment vous imprégnez-vous d’un texte ?
Jean Lambert-wild : La lecture c’est quelque chose d’incroyable, un exercice redoutable qui dépend de pleins de facteurs. D’abord, il faut se rassembler soi et avec le lieu où on lit, pour pouvoir entrer dans le livre. La concentration, c’est comprendre le rythme de l’écrivain ou de l’écrivaine. Il faut saisir comment il pense, respire. Il faut sentir les choses, éviter les petites erreurs de liaison et en même temps anticiper pour toujours avoir de la cadence. C’est un exercice formidable quand on est acteur, même si je suis clown. C’est plus facile quand je suis sur une scène. Là, le défi est colossal, parce que on est dans des lieux en plein air, avec des ambiances extérieures, des bruits, auxquels il faut faire attention pour ne pas se déconcentrer.
Le défi est d’autant plus grand que pour cette lecture, il n’y a pas de public…
Jean Lambert-wild : Si, dans ma tête il y a en a un ! Vous avez déjà un public du livre qui est devant vous, de l’auteur même si c’est un fantôme, qui me renvoie quelque chose. C’est une conversation avec lui, je le sens. Je ne pense pas que la situation serait tant différente si il y avait du public, que si il n’en y avait pas. J’adore ça. Je pense même que je vais continuer à faire des livres audio. Il y a des gens qui ne peuvent pas lire pour plein de raisons ou qui n’ont pas le temps de lire pour d’autres raisons et qui aimeraient tellement entendre des histoires. Avant, on savait interpréter les choses pour les enregistrements. C’est bêta de le dire, mais la technique de lecture de Fernandel dans Alphonse Daudet, c’est sublimissime…
Pourquoi avoir choisi « Si le soleil ne revenait pas » de Ramuz ?
Jean Lambert-wild : Parce que Ramuz, c’est une langue exceptionnelle. Ce qu’il y a de formidable chez lui, c’est qu’il invente dans le langage une diagonale qui va du plus grand classicisme au patois. D’un coup, cela créé des résonnances poétiques folles. Ramuz est méconnu, il a écrit « Si le Soleil ne revenait pas », « Derborence » ou encore « La Grande peur dans la montagne ». Quand je le lis ce livre, j’ai peur. Je sens dans les phrases, les virgules un diable qui se cache, qui est là quelque part. Je ne sais pas comment il fait ça, c’est un pur génie. Il y a quelques auteurs comme ça, Louis Ferdinand Céline, Proust et il y a Ramuz.
Que raconte le livre ?
Jean Lambert-wild : L’Histoire de « Si le Soleil ne revenait pas » est simple. C’est un village dans la montagne qui est sur un versant nord, où durant six mois de l’année, il ne voit pas le soleil. Il y a dans ce village où les gens sont un peu enfermés sur eux-mêmes dans leurs habitudes, un guérisseur, Anzévui, qui annonce que le soleil ne reviendra pas. Cela devient une psychose pour tout le monde et toutes les peurs, les contradictions, les méchancetés ressortent, en fait. C’est un livre qui interroge : c’est quoi votre espérance ? vous vivez pourquoi ? Il y a un personnage important, Isabelle, qui veut se sortir de cette noirceur, de ce gris dans lequel on l’enferme. Je trouve que vu ce qu’on vit aujourd’hui, c’est vraiment formidable. Ramuz, c’est un hymne à l’amour mais c’est surtout un hymne au langage, donc à la liberté. Si vous voulez être libre, il faut pouvoir retrouver le goût des mots. Il n’y pas d’autres raisons que cela. C’est pour cela qu’il faut toujours se méfier des moments instantanés. C’est dans le langage que l’on s’éduque, que l’on apprend à naître et à mourir.
Comment est né votre personnage de Clown, « Gramblanc » ?
Jean Lambert-wild : Mon personnage a aujourd’hui plus de vingt ans. C’est un peu un coucou, il évolue et peut prendre l’enveloppe d’un autre. Il peut être Don Juan, Richard III, Lucky dans Godot. Il va interpréter La chanson de Roland, mon prochain spectacle. Il a toujours l’aspect d’un clown blanc, qui est un clown poétique, lequel a trouvé une très belle solution pour ne pas être drôle. J’appelle ça le valet des étoiles : il est là pour distordre une réalité et vous amener à voir les choses poétiquement autrement. Le mime Marceau était un clown blanc et c’est juste génial ce qu’il a mis en œuvre. J’ai envie de travailler ce geste-là le plus que je peux pour essayer de redonner au clown blanc une facture contemporaine. A un moment il se passe quelque chose parce qu’il y a un imaginaire qui est contenu dans ce personnage-là. Il permet tout de suite d’ouvrir des sensibilités, qui font que tout d’un coup le texte de Ramuz résonne autrement.
Vannes et sa région est un endroit que vous connaissez bien ?
Jean Lambert-Wild : Je connais très bien la région, puisque ma femme est d’Arradon, ma maison de famille est à Baden. Je trouve formidable d’aller d’un endroit à un autre. Il y a des lieux que je n’avais jamais pu fréquenter comme la Tour du Connétable à Vannes. Je n’étais étonnamment jamais venu dans cette salle magnifique de la Lucarne. C’est un endroit formidable et toute l’équipe de Scène du Golfe est très accueillante.
Comment vivez-vous ce moment de crise sanitaire, qui réduit la culture au silence ?
Jean Lambert-wild : On vit des moments difficiles. Notre profession est dans un désarroi qu’on ne mesure pas. Mes camarades et moi-même, savons bien que si les choses continuent ainsi, ça sera un désastre. Nous verrons des gens arrêtés, ne pouvant plus continuer. Il n’y a plus de trésorerie. Certains lieux s’en sortent, mais il y a tellement de lieux culturels indépendants que ne s’en remettront pas. Il n’est pas certain que le choc soit tel que ça casse des années de travail qui ont été faites, d’action culturelle, de démocratisation culturelle et que les gens épuisés, finissent par se réfugier dans des téléchargements. Notre existence est liée à la relation que nous avons avec les spectateurs. Là, c’est comme si nous attendions désespérément dans une loge qui jamais plus ne s’ouvre. C’est très étrange. Vous savez, on nous dit que nous sommes « non essentiels ». Je sais que cela inquiète beaucoup de mes camarades. En fait, moi, je revendique : « oui je suis non essentiel », ce n’est pas pour cela que je dois être fermé. Et c’est justement pour cela que c’est important. Je suis cet inutile dont on a besoin. On a besoin dans notre vie de moments qui ne soient pas essentiels. Et quand on nous prive de ces moments, notre humanité s’effondre.
Entretien réalisé par Victor Hache