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"L'autre moitié du monde" de Laurine Roux a reçu le Prix Orange du livre 2022 (photo) Stéphane Le Roux

[Livre/Interview] Laurine Roux est professeur de lettres dans les Hautes Alpes. Née en 1978, la romancière a publié son troisième roman, « L’autre moitié du monde », en janvier 2022 aux Editions du Sonneur. Elle a choisi de situer le début de son livre en Espagne, dans les années 30, à la veille de la guerre civile. Elle y évoque la situation moyen-âgeuse dans laquelle vivent les paysans du delta de l’Ebre. NOTRE AVIS : Son écriture est celle d’une poète et on pourrait croire qu’elle a savamment exploré les paysages qu’elle décrit. Le traitement de ses personnages dégage de formidables moments d’émotion. Les larmes sont là, toutes proches. Un ouvrage qui a très légitimement reçu plusieurs prix, dont le très réputé prix Orange du livre 2022.

Laurine Roux était de passage à Avignon pendant le festival pour participer aux « Conversations d’été » de l’association « Des Mots et Débats » que Pascal Didier anime à Thionville. L’occasion pour We Culte d’aller à la rencontre de l’auteure et de l’interroger sur son dernier roman.


« L’autre moitié du monde » de Laurine Roux, entre émotions et larmes


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« L’Aurte moitié du monde » de Laurine Roux : « Je crois au fait qu’un récit peut fabriquer de la pensée avec de l’émotion » (photo) DR

Comment avez-vous été attirée par la Guerre d’Espagne ?

Laurine Roux: Ce livre n’est pas un roman historique, mais plutôt une hybridation entre un temps historique et une jacquerie qui se situe en 1936. J’ai en effet un fort appétit politique pour ce soulèvement populaire, les expériences de collectivisation et de partage de la terre qui ont eu lieu en Espagne. C’était aussi une révolte paysanne et cela faisait des dizaines d’années que l’insurrection grondait dans les campagnes où il y avait un ancrage anarchiste depuis la fin du XIX ème siècle.

On a tendance à montrer la Guerre d’Espagne du point de vue urbain avec beaucoup d’images de Barcelone et très peu d’images des campagnes et des expériences qui ont pu y avoir lieu. Elles étaient pourtant extrêmement novatrices, cet angle mort m’intéressait beaucoup.



J’ai fait un travail de recherches historiques conséquent. Je voulais ensuite pouvoir oublier tout ce que j’avais amassé comme connaissance pour voir ce qui en restait et allait devenir le squelette chronologique du roman. J’ai entre autres lu « La guerre d’Espagne ; révolution et contre-révolution (1934-1939) », une somme historique de Burnett Bolloten. Le verbe des gens présenté dans les archives de ce livre qui m’a le plus imprégnée.

Dans quelle mesure ce livre a-t-il été influencé par votre histoire familiale ?

Laurine Roux : Mon père était lycéen dans les années 1968. Il a participé au mouvement et me l’a raconté — je crois — sous la forme d’un récit idéalisé. J’ai une grande libido politique pour cette période. 1968 et 1936 sont les deux points névralgiques de l’Histoire qui m’ont construite adolescente.

Le personnage de mon arrière-grand-père apparaît dans ce roman. Il s’appelait Jean Roumilhac et était né du côté de Limoges en 1892. Très tôt il y a rencontré des anarchistes. Il a étudié ensuite le commerce et poursuivi ses études en Angleterre où il a rencontré des francs-maçons. Il a ensuite monté une entreprise à Marseille, « La Compagnie du Fil de lin », sur la Pointe Rouge. Il rêvait d’une internationale anarchiste et sous-couvert d’une filiale en Espagne il a nourri beaucoup d’amitiés politiques à Barcelone et Bilbao. Il est allé en Espagne en 1936 et il a fait partie d’un réseau qui permettait d’exfiltrer des militants anarchistes de la CNT et de la FAI. Il en a accueilli beaucoup dans son entreprise. C’était un patron libertaire qui avait imaginé en 1920 une semaine de 38 heures, créé un restaurant d’entreprise. Il a ensuite été résistant pendant la seconde guerre mondiale.



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« L’autre moitié du monde » de Laurine Roux est paru aux éditions du Sonneur (photo) DR

Cet arrière-grand-père a infusé notre famille. Il y avait quelque chose d’épique dans ce qu’on m’en a raconté. Je savais donc qu’à un moment, il faudrait que j’en parle.

Comment avez-vous été attirée par le delta de l’Ebre où se déroule votre roman ?

Laurine Roux : Ce désir m’est arrivé de façon prosaïque en regardant un replay de l’émission de cuisine « A pleines dents ! ». Gérard Depardieu y présentait des spécialités culinaires de Catalogne. Il y avait son corps ogresque, goulu qui mangeait des haricots blancs. Je ressentais une tension entre le corps de Depardieu, nerveux, turbulent, et les grands aplats aux couleurs assez pastel du delta de l’Ebre. Un ciel bleu pâle, les jaunes beiges de l’herbe. Ce contraste m’a appelé et a suscité un désir géographique pour le lieu. Ce livre est en quelque sorte un carambolage entre le corps de Gérard Depardieu et le fantôme de mon arrière-grand-père.

Pour décrire cette région, y êtes vous allée ?

Laurine Roux : Pas du tout. Je n’ai jamais mis les pieds dans le delta de l’Ebre. Je voulais préserver tout le cadre d’un songe patiné de conte. Je savais que je trouverais autre chose sur place. J’ai été extrêmement précise en matière de géologie et d’ornithologie, car j’ai fait beaucoup de recherches géographiques. J’aime en effet beaucoup enquêter sur les matières. J’écris à partir des éléments. C’est un travail poétique nourri par la matière, la terre, les pierres, les taux d’hygrométrie. Tout ça stimule la poésie, cela rend le lieu charnel.

Quelle place prend la poésie dans votre façon d’écrire ?

Laurine Roux : J’ai une écriture qui est transversale dans le sens où elle est à mi-chemin entre la prose et de la poésie. Une poésie assez sèche dans ce roman. Mais la phrase est plurielle et j’introduis en italique le discours direct des personnages. Il y a aussi du castillan et bien sûr la voix du narrateur. Je voulais que la phrase soit comme l’Ebre, un flux nourri de divers affluents. Parce que c’est un roman collectif et il y a là le motif poétique du fleuve, la poétique des corps qui convergent. Les rythmes, le phrasé mélodique de l’écriture.

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« L’autre moitié du monde » de Laurine Roux

Comment avez-vous procédé pour vous passer des dialogues ?

Laurine Roux : Les phrases des personnages sont incisées dans la narration. Le narrateur est poreux à tout. Il peut tout prendre en charge. Il avait cette générosité d’accueillir la voix des personnages. C’est de ma part une grande confiance dans ce que peut un récit.



L’art du dialogue est quelque chose de très difficile. Je m’y suis coltinée dans mon prochain roman, car le régime narratif me l’imposait. Alors que là je devais tout rassembler dans la narration. Il fallait que ça se bouscule. Car un combat collectif est fait de frictions, de carambolages. J’écris beaucoup à l’oreille, d’une manière musicale.

Quelle place avez-vous accordé à l’émotion dans votre récit ?

Laurine Roux : J’ai été moi-même très émue par ce que vivaient mes personnages. J’ai parfois eu l’impression de réellement éprouver leurs émotions. J’ai même pleuré en l’écrivant. Je crois au fait qu’un récit peut fabriquer de la pensée avec de l’émotion, dans le sens où elle peut stimuler de la compassion pour des personnages. Je n’ai pas de message à délivrer, mais je crois que les saisissements permettent de faire transpirer tout ce qu’il y a de politique dans l’histoire et de l’incarner.

Entretien réalisé par Yves Le Pape

  • A lire :« L’autre moitié du monde » de Laurine Roux. Editions du Sonneur, 255 pages, 18 euros.

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