Livre. Un texte éclaté avec témoignages, commentaires d’un psychiatre, faits historiques ou encore citations, c’est « Trencadis », le troisième roman de Caroline Deyns. Un texte chaotique, enivrant et étourdissant pour raconter la vie et l’œuvre de Niki de Saint Phalle.
Au fil des pages chaotiques, aussi enivrantes qu’étourdissantes de « Trencadis », on est habité par la photo en noir et blanc de couverture. Une jeune femme, épaules nues, bustier blanc, un bijou rivière autour du cou. Et un visage magnétique. Niki de Saint Phalle, elle s’appelait…
Elle aurait pu opter pour une biographie. Ou encore, avec une once d’ambition supplémentaire, pour une « biographie romancée », la formule magique pour tout auteur en mal d’inspiration, voire d’imagination. Pour « Trencadis » – son troisième roman au titre aussi savoureux qu’énigmatique, Caroline Deyns a choisi le pas de côté. Le décalage pour mieux aborder le débordement.
A la lecture de son livre enthousiasmant et vertigineux, on se dit que, oui, c’est une évidence, il n’y avait pas d’autre façon littéraire d’aborder la vie et l’œuvre de Niki de Saint Phalle, née Catherine Marie-Agnès de Saint Phalle le 29 juillet 1930 à Neuilly-sur-Seine (immédiate banlieue ouest de Paris), morte le 21 mai 2002 à La Jolla, Californie.
« Avant d’entreprendre ce projet, à part ses Nanas, j’ignorais tout de Niki de Saint Phalle », confesse Caroline Deyns dont le précédent roman, « Perdu, le jour où nous n’avons pas dansé » (2015) évoquait la danseuse Isadora Duncan. Encore Caroline Deyns : « Mon premier désir d’écriture a germé lors d’une visite au MAMAC, le Musée d’art moderne et contemporain de Nice. J’y ai découvert un visage d’une beauté et d’une mélancolie saisissantes et des œuvres de jeunesse douloureuses, très éloignées de la gaieté carnavalesque des « Nanas ». Cette distorsion dans mes propres représentations a suscité ma curiosité et j’ai voulu aussitôt en apprendre davantage sur la complexité de son parcours artistique ». Au cours de cette visite, la romancière dit aussi, avec le recul, que « le personnage a su faire du gringue à mon imagination, et combien l’envie a été forte de porter haut ses combats qui sont aussi les miens, les nôtres en tant que femmes ».
Survient ensuite la forme. Biographie linéaire ? Biographie romancée ? Essai ou encore tant d’autres manières classiques d’appréhender une femme et une artiste comme Niki de Saint Phalle. Caroline Deyns a choisi. A la façon du trencadis, ce mot catalan définissant une mosaïque d’éclats de céramique et de verre mise en majesté par l’architecte Antoni Gaudi (1852- 1926), elle a déroulé une vie sur près de 360 pages. Un texte éclaté, différentes formes narratives- en ouverture du livre, des enfants d’une classe maternelle sont confrontés à une œuvre de Niki de Saint Phalle, et parlent, commentent avec leurs mots pour une belle dispersion des voix.
Ensuite, s’enchaînent des témoignages, des commentaires d’un psychiatre, des faits historiques, des citations… Des fragments plus ou moins longs (parfois, une seule phrase au milieu de la page blanche) pour une vie, un destin de mille et mille éclats. Une vie, bien plus qu’un roman. Marquée par un acte horriblement fondateur : le viol à 11 ans de Catherine Marie-Agnès de Saint Phalle par son père. Le mariage à 18 ans avec Harry Mathews. Un premier enfant à 21 ans, un deuxième à 23 ans. Un séjour en hôpital psychiatrique où elle sera « soignée » à coup d’électrochocs. Une vie éclatée… Et la décision de partir, seule, en France. A Paris.
Là, dans la capitale française en 1956, elle va rencontrer Jean Tinguely (1925- 1991), sculpteur, peintre et dessinateur suisse– ils passeront nombre de leurs jours et de leurs nuits Impasse Ronsin dans un lieu autant atelier d’artistes que squat misérable ; ils seront mariés pendant vingt ans (1971- 1991) et ensemble, ils réaliseront une œuvre gigantesque en Toscane, le Jardin des Tarots. Dans un style fracassé avec une écriture toute aussi en mouvement(s) que furieuse, toute aussi fulgurante qu’intériorisée, Caroline Deyns a voulu pointer « l’éparpillement précoce de son être et ses spectaculaires volontés de reconstruction, mais aussi à réfléchir à la manière du miroir la trace de ce morcellement sur ses œuvres, qu’il en aille d ses premiers collages, des agglomérats d’objets, des tableaux-tirs, du corps-patchwork des « Nanas » ou des mosaïques du Jardin des Tarots ».
Au fil des pages chaotiques, aussi enivrantes qu’étourdissantes de « Trencadis », on est habité par la photo en noir et blanc de couverture. Une jeune femme, épaules nues, bustier blanc, un bijou rivière autour du cou. Et un visage magnétique. Niki de Saint Phalle, elle s’appelait. On lui dit, entre autres, des « Nanas », femmes protéiformes et surcolorées. Elle fut également une femme libre prônant un art et des formes libres…
Serge Bressan
- Lire : « Trencadis » de Caroline Deyns. Quidam éditeur, 366 pages, 22 €.
Extrait
« Dans le prénom initial, Marie-Agnès, on entend la nostalgie du père : prénom d’une femme qu’il aurait aimé dit-il, la première, femme d’avant la mère.
Dans le patronyme de Saint Phalle, on entend, évidence même, « phallus ».
Dans le surnom réclamé par la mère, Niki, on entend malgré tout « niquer ».
Pour peu qu’on torde un peu les noms- parce que l’onomastique est un endroit où tout est permis- on pourrait en faire goutter une eau noirâtre dégueulasse, sorte de prédestination sordide.
Mais tout dépend dans quel sens on décide d’essorer.
Car Agnès, c’est aussi hagnos en grec qui signifie pur, chaste, sacré. Avec Marie : une double virginité.
Car Niki, c’est aussi Niké, la déesse de la Victoire dans la mythologie… »