andre comte sponville
Le philosophe André Comte-Sponville. Photo, Patrick Renou

Livre. Dans son « Dictionnaire amoureux de Montaigne », André Compte-Sponville, l’un des philosophes les plus lus et traduits dans le monde, établit comment la pensée de Montaigne peut nous permettre de braver avec force et sagesse les événements qui frappent le monde actuel.

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André Comte-Sponville

Pourquoi avez-vous écrit le Dictionnaire Amoureux de Montaigne ?

André Comte-Sponville: Car Montaigne est un immense écrivain. « Le plus grand de tous ! » écrivait André Gide. Je dirai l’un des deux plus grands français. Le second étant Victor Hugo. Gide ajoutait que Montaigne est l’équivalent pour la France de ce qu’est Dante pour l’Italie, Shakespeare pour l’Angleterre, Cervantès pour l’Espagne, Goethe pour l’Allemagne. Je pense en effet que ces quatre auteurs, outre leur génie propre, jouent un peu le rôle de tronc primordial dans l’arbre littéraire de leur pays.

Montaigne fait partie des auteurs au programme de philosophie des classes de terminale. Pourquoi ?

André Comte-Sponville: C’est la moindre des choses! Tzvetan Todorov, critique littéraire, et essayiste français d’origine bulgare écrivait : « Montaigne, c’est celui qui a lu tous les anciens et que tous les modernes liront ». Montaigne est un peu la plaque tournante de l’occident chrétien. Il fait passer de l’antiquité puis du Moyen-âge au temps moderne. Selon moi, il a engagé la tradition française en philosophie dans une voie très singulière marquée par la clarté, la singularité suggestive à la première personne et la qualité littéraire. Cette conjonction entre la littérature et la philosophie est une singularité française. Je pourrais citer dans le désordre : Pascal, Descartes, Voltaire, Diderot, Rousseau, Montesquieu et au vingtième siècle Sartre, Camus…

Lire Montaigne, est-ce aussi faire une rencontre ?

André Comte-Sponville: Oui, quand on lit Montaigne, on lit un auteur et finalement avec ‘Les Essais’, on rencontre un ami. C’est un type formidable, un génie sympathique ! Dans mon dictionnaire amoureux, il y a une entrée : A comme admirateur. J’évoque les génies immenses qui ont admiré Montaigne à commencer par Shakespeare. Dans « La Tempête », des phrases sont traduites de Montaigne. Il a été admiré très tôt par les anglais. J’ai aussi une entrée Z comme Zweig car Stefan Zweig a écrit son dernier livre sur Montaigne avant de se suicider le 22 février 1942. Dans une lettre à un ami, il écrit : « Je suis en train de faire une biographie de Montaigne. En vérité, c’est mon autobiographie ». Zweig explique qu’il ne faut pas être trop jeune pour apprécier Montaigne à sa juste valeur. Il faut avoir vécu, avoir de l’expérience, des illusions et des désillusions. Zweig est bouleversé par Montaigne par ce qu’il a vécu la même chose que lui.

C’est à dire ?

André Comte-Sponville: Montaigne a vécu une époque merveilleuse, la Renaissance et l’effondrement dans l’horreur, les guerres de religions. Zweig a vécu une époque merveilleuse, Vienne du début du vingtième siècle, le centre de la vie intellectuelle mondiale puis l’effondrement dans la barbarie nazie. Bien avant lui, Friedrich Nietzsche avait aussi écrit : « En vérité, du fait qu’un tel homme a écrit, le plaisir de vivre sur terre en a été augmenté ». Avant de partir pour son dernier voyage, Léon Tolstoï avait emporté deux livres : la Bible et ‘Les Essais’

Que nous apporte la lecture de Montaigne aujourd’hui ?

André Comte-Sponville: Elle nous permet de relativiser les difficultés et les horreurs que nous vivons comme le terrorisme et la crise sanitaire. Montaigne a connu huit guerres de religions. Des dizaines de milliers de morts. Dont trois mille protestants assassinés, uniquement à Paris en quarante-huit heures, les deux jours de la Saint-Barthélemy. Il a toujours combattu les fanatiques des deux camps, catholiques et protestants. Et à cette époque, il était confronté de très près à la peste lors de ses très nombreux voyages. Le taux de mortalité était proche de 100%. Je rappelle que le taux de létalité des gens contaminées par la COVID 19 est fixé par les spécialistes, en moyenne, entre 0,3 et 0,5%. Après 80 ans, sauf comorbidité bien sûr, il est encore de 10%.

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André Comte-Sponville

Quels seront selon vous les conséquences du port du masque sur les plus jeunes générations ?

André Comte-Sponville: Avant tout, je rappelle que je suis un démocrate, un républicain, je respecte scrupuleusement la loi et donc le confinement et les mesures barrières. Je n’appelle bien sûr pas à la désobéissance. Mais je m’inquiète de voir que, pour préserver la santé des parents ou grands-parents, on compromette à ce point l’avenir de nos enfants ou petits-enfants. Je reçois beaucoup de mails de psychiatres qui s’alarment des conséquences mentales et psychiatriques du confinement, du port du masque et de cette ambiance anxiogène que cela génère. La prévalence d’idées suicidaires a été multipliée par trois. J’ai été prof pendant 24 ans. L’idée de faire cours masqué devant trente-cinq gamins de onze, douze, treize ans, eux-mêmes masqués, me parait effrayant. Je sais très bien la déperdition d’attention, de communication, d’échanges que cela suppose. Comment apprendre l’anglais masqué devant un enseignant masqué ? Et les bébés dans les crèches qui vont passer toute leur journée sans voir un seul visage, sans voir un seul sourire ? On est en train de compromettre l’éducation de nos enfants, de sacrifier deux générations.

Vous reprochez souvent aux médias de ne pas assez évoquer les conséquences collatérales de ces mesures barrières…

André Comte-Sponville: Oui car on ne parle que de la COVID 19 et pas assez des jeunes. Je me fais davantage de soucis pour mes enfants que pour ma santé de quasi septuagénaire. Je préfère de très loin mourir de la COVID 19 que d’Alzheimer comme mon propre père. Imaginez-vous, que dans vingt ans, le virus soit toujours-là ? Imaginez-vous vivre dans des villes sans visages, sans sourires… Il faut apprendre à vivre avec le virus sans pour autant sacrifier toutes nos libertés à la prophylaxie.

Selon-vous, l’homme désire-t-il inconsciemment devenir immortel ?

André Comte-Sponville: Oui, je pense, et c’est pourquoi là-encore je cite Montaigne qui dit l’essentiel en une phrase : « Tu ne meurs pas de ce que tu es malade, tu meurs de ce que tu es vivant ! » Autrement dit, la mort fait partie de la vie. Comment voulez-vous aimer la vie, si vous n’acceptez pas qu’elle ait une fin. C’est parce que Montaigne accepte d’être mortel qu’il voit venir la mort avec sérénité. A partir d’un certain âge, si on n’accepte pas d’être mortel, il faut se poser  des questions. Mille choses m’effraient mais la mort de moins en moins.

Entretien réalisé par Christian Panvert

dictionnaire amoureux de montaigne

Résumé du livre 

Sans doute le livre le plus éclairant sur Montaigne depuis… Montaigne, et un chef-d’œuvre d’André Comte-Sponville. Il nous fait redécouvrir Montaigne, écrivain de génie, talentueux philosophe et humain d’exception.

Le tour de force d’André Comte-Sponville est d’avoir réussi, dans le dialogue amoureux qu’il mène ici avec l’auteur des Essais, à rendre limpide et bouleversante l’incroyable richesse de la pensée de celui-ci, tout en nous rendant intimement témoins de ce qu’il en retire pour faire franchir à sa propre philosophie une nouvelle étape.

Il nous fait redécouvrir Montaigne, écrivain de génie, talentueux philosophe, humain d’exception que l’on aurait tant aimé connaître : « quel esprit plus libre, plus singulier, plus incarné ? Quelle écriture plus souple, plus inventive, plus savoureuse ? Quelle pensée plus ouverte, plus lucide, plus audacieuse ? Celui-là ne pense pas pour se rassurer, ni pour se donner raison. Ne vit pas pour faire une œuvre. Pour quoi ? Pour vivre, c’est plus difficile qu’il n’y paraît, et c’est pourquoi aussi il écrit et pense. Il ne croit guère à la philosophie, et n’en philosophe que mieux. Se méfie de ‘l’écrivaillerie’ et lui échappe, à force d’authenticité, de spontanéité, de naturel. Ne prétend à aucune vérité, en tout cas à aucune certitude, et fait le livre le plus vrai du monde, le plus original et, par-là, le plus universel. Ne se fait guère d’illusions sur les humains, et n’en est que plus humaniste, Ni sur la sagesse, et n’en est que plus sage. Enfin il ne veut qu’essayer ses facultés (son titre, Essais, est à prendre au sens propre) et y réussit au-delà de toute attente. Qui dit mieux ? Et quel auteur, plus de quatre siècles après sa mort, qui demeure si vivant, si actuel, si nécessaire ? « 

Quelques citations de Montaigne dans Les Essais 

« Il faut avoir un peu de folie, si l’on ne veut avoir plus de sottise. »

 « Mieux vaut pencher vers le doute que vers l’assurance. »

« C’est le jouir, non le posséder, qui nous rend heureux. »

« Le langage faux est moins sociable que le silence. »

« La parole est moitié à celui qui parle, moitié à celui qui écoute. »

 « L’ignorance et l’incuriosité font un doux oreiller. »

« Mon métier et mon art, c’est vivre. »

« La trahison peut être en quelque cas excusable quand elle s’emploie à châtier et trahir la trahison. »

« Les cordonniers sont les plus mal chaussés. »

 

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