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Sorj Chalandon à propos de son père : "Je ne savais si j'étais un enfant de salaud ou un enfant de héros comme lui le prétendait" ©JF PAGA

Interview. Sorj Chalandon participait à la belle Fête du Livre de Bron dans la métropole de Lyon en février dernier. Il a échangé avec le public sur « Enfant de salaud », son dernier roman, où il évoque à la fois le passé de son père pendant la dernière guerre mondiale et le procès Barbie qu’il couvrait lui-même pour Libération en 1987. We Culte est allé à sa rencontre pour parler de son livre mais aussi de « Profession du père », un autre de ses romans adapté au cinéma par Jean-Pierre Améris.


Sorj Chalandon, « Enfant de salaud » : la découverte du père


Sorj Chalandon a parlé de son père en 2015 dans « Profession du père » et en 2021 dans « Enfant de salaud ». Dans le premier roman il évoque son enfance à Lyon auprès d’un père qui s’invente une vie et entraîne son jeune fils dans ses rêves les plus fous. Cette histoire a été fidèlement raconté dans le film de Jean-Pierre Améris où Benoît Poelvoorde jour le rôle du père.

En 2020, au moment du premier confinement, Sorj Chalandon accède à un dossier pénal qui lui fait découvrir les incroyables aventures traversées par son père pendant la guerre. Il choisit alors de faire dans « Enfant de salaud » le parallèle avec ce qu’il a vécu au cours du procès Barbie auquel son père assistait dans le public pendant qu’il couvrait ce procès pour Libération. Notre entretien a porté sur ces deux livres et sur le film aujourd’hui disponible en DVD et en VOD sur Canal Plus.

sorj chalandon enfant de salaud
Sorj Chalandon (© Joël SAGET/AFP)

Pensiez-vous que votre père pourrait être un jour ce personnage de roman que vous décrivez dans « Enfant de salaud » ?

Sorj Chalandon : Mon père est un personnage de roman mais lui s’en défend. Dans le dossier pénal, de la prison où il est incarcéré, il écrit à son juge qu’il n’a pas encore vu et il dit « pardonnez mon pauvre style, je suis un soldat pas un romancier ». Aucun soldat ne pourrait dire une chose comme ça. En le disant il avoue en réalité que ce qu’il dit est faux ou exagéremment romancé. Il a alors 22 ans et il pourrait être comme mon fils le jour où je découvre ce dossier. Dans tous les livres où je parlais de lui, c’est un fils qui s’exprime sur son père. Là c’est la première fois où j’ai eu l’impression que l’homme qui écrivait n’était plus le fils de mon pére car j’étais devenu le père de mes filles. Je vais avoir 70 ans et je raconte dans ce livre la vie d’un jeune homme entre ses 18 et 22 ans.

Qu’avez-vous découvert dans le dossier pénal ?

C’est une histoire unique. Il y a des jeunes français qui sont passés à l’ennemi. Il y en a qui en sont revenus. Mais il est le seul qui pendant 4 ans va changer d’uniforme, déserter chaque fois et échapper aux recherches pendant toute la guerre. J’ai un père menteur qui m’a raconté de fausses histoires pendant toute sa vie et quand je tombe sur la vérité historique, celle de la police et des procès-verbaux, c’est presque encore pire.

Avez-vous compris pourquoi votre père vous a tant menti ?

En lisant ce dossier je me suis dit « pourquoi tu ne m’as pas raconté ça ? ». Ses 5 uniformes, ses aventures, c’est picaresque, c’est flamboyant. C’était une vérité incroyable, immense. Ce jeune qui change d’uniforme comme d’idées, qui chaloupe pendant quatre ans de la France à la Suisse en passant par la Belgique et avec l’uniforme allemand en Pologne. Dépositaire de cette histoire immense, il continue à mentir. Le mensonge, quel qu’il soit, était plus important pour lui que la vérité, quelle qu’elle soit.



Et pourquoi, à l’article de la mort, il s’invente Waffen SS ? Son problème, c’est son rapport à la réalité. Je cherche depuis si longtemps à comprendre ce qu’il a fait, qui il était. Maintenant que je sais tout ça, le pourquoi, je ne le saurai pas. On me dit qu’il était fou, mais ça ne me suffit pas. C’est une folie qui est tellement articulée, travaillée.

C’est donc bien un personnage de roman mais quelle solitude en même temps. Une vie entière dans le mensonge et quand ce qui est vrai est à la hauteur de ce que n’importe quel romancier n’oserait pas inventer, ça il ne le dit pas.

Pourquoi avez-vous choisi de relier ce passé de votre père avec le procès Barbie ?

Mon père m’a demandé d’assister au procès Barbie, que je couvrais pour Libération. Il était là avec moi, exactement comme je le raconte dans le livre, en haussant les épaules devant les témoignages des déportés. C’était l’homme qui ne croit pas ce qu’on lui raconte. Mais à cette époque je ne savais pas si j’étais un enfant de salaud comme l’a dit un jour mon grand’père ou un enfant de héros comme lui le prétendait. Je ne le sais toujours pas quand il meurt en 2014. Quand j’ai ces documents en mai 2020 au moment du premier confinement, je sais qui est l’homme qui était avec moi au procès Barbie. Je sais qu’il a été un moment partie prenant de la machine de guerre nazi, dans les transports allemands en Pologne en 1943.

Il y avait donc deux nazis dans cette salle du tribunal, Klaus Barbie qui était dans son box et mon père qui était dans le public. Mais l’histoire de mon père pendant la guerre ça n’est pas le sujet d’un livre. En revanche, replacer dans la grande histoire ce petit français paumé qu’il était, le choc des deux m’a paru pouvoir être le sujet d’un roman. La seule chose à laquelle je peux toucher c’est la temporalité. La seule partie romanesque du livre tient au temps et à la question « que ce serait-il passé si j’avais connu son passé quand le procès a commencé ? ».

Qu’avez-vous pensé du film « Profession du père » réalisé par Jean-Pierre Améris, adapté de votre roman ?

Dans « Profession du père », c’est exactement le même homme dont je parle dans « Enfant de salaud ». Je suis né en 1952 et je l’ai connu jusqu’à sa mort en 2014. Il n’a jamais assumé qui il était et ce qu’il faisait. L’homme qui a quitté la résistance pour entrer dans la collaboration c’est le même qui entre dans la chambre de son fils et lui dit « je suis à l’OAS, on va tuer De Gaulle ». Mais là je suis dans le jeu. A la différence de ce qu’il fait seul sur scène pendant la guerre, dans « Profession du père » il a le minuscule public de ma mère et de moi-même.

Avec toutes les adaptations de mes romans, j’ai la même exigence : je n’interviens pas. Quand je vois le film à la première projection, c’est moi qui décide s’il peut ou non s’appeler « Profession du père ». Si je n’avais pas été complètement d’accord j’aurais demandé que soit mentionné « librement adapté de ». Si je n’étais pas du tout d’accord j’aurais demandé qu’on enlève mon titre. Je n’interviens pas dans les adaptations de mes romans, mais je suis là si on veut me poser des questions.

Avez-vous été convaincu par la réalisation de Jean-Pierre Améris ?

D’abord j’ai dit oui au titre. Dans le fim j’ai retrouvé mon père alors que je n’en avais jamais parlé à Poelvoorde qui n’est pas seulemnt acteur; c’est aussi un lecteur. Jean-Pierre Améris, le réalisateur comme le producteur et Benoît Poelvoorde lui-même connaissaient mon livre avant de se retrouver pour en faire ce film. Quand j’ai vu le film, Poelvoorde était vraiment mon père.

L’enfant je l’ai trouvé immense, somptueux. Il est plein d’une sorte d’admiration pour le père et en même temps plein d’effroi et de tendresse. Et puis il y a l’appport du réalisateur qui est de Lyon comme moi. Son père était un tyran domestique. Sans me le demander il a adoucit l’image de la mère. Dans mon roman la mère est absente, une femme martyre, une proie pour son mari qui n’arrive pas à protéger son enfant.

Dans le film elle le protège, elle se penche vers lui, elle chantonne avec lui. Cela n’est pas dans le livre mais ça me va. Quand j’emmène mes propres filles voir le film, elles me disent « ta mère était mieux qu’on ne le pensait ». L’appartement est plus proche de celui du réalisateur. La mère est plus proche de la sienne que de la mienne. Et le père est beaucoup plus proche du mien que du sien. Toutes les phrases qui sont dans le film sont issues du livre, mais le film est un mélange de la vie du réalisateur et de la mienne.

Quelle relation faites vous entre votre travail de journaliste et l’écriture de vos romans ?

J’ai suivi le procés Barbie pour Libération et mon père était là dans le public. Je ne peux en parler dans mes articles, c’est ma vie privée et seul le roman me permet de le faire. Ce père qui me hante, j’ai besoin de le mettre en scène dans un lieu qui n’est pas celui de la vérité journalistique. A mon sens un journaliste ne se met pas en scène. Il ne peut pas dire « je ». J’ai été journaliste de guerre pendant plus de 20 ans. Je suis dans des massacres, dans des combats, sous les bombes et c’est dans le journal. Mais ma peur, ma soufrance, ma colère, ça ne peut pas être dans mes articles.



La fiction est pour moi un moyen de réparer toutes les émotions, que je n’ai pas pu exprimer en tant que journaliste. La majorité des romans que j’ai écrit, sur la trahison en Irlande, sur mon pére, sur le cancer (ma femme et moi avons eu un cancer en même temps), tous ces romans sont la somme de ce que je n’ai pas pu écrire dans le journal. A chaque fois je revisite des douleurs et j’ai le droit de dire « je », en portant dans les romans un petit masque de carnaval, celui d’un  restaurateur de tableau, d’un metteur en scène de théâtre….Tous ces personnages me permettent, à moi le journaliste, de revisiter tous ces drames avec la pudeur de la fiction.

Votre roman « Une promesse » serait donc votre seule pure fiction ?

Je reste tenté par la pure fiction et c’est effectivement le seul livre de pure fiction. Certes je suis un peu dans tous les personnages de ce roman. J’y suis moi-même entièrement mais c’est un roman absolument pur. J’aimerais explorer cette veine là, car j’ai maintenant fait le tour des blessures que j’avais à partager.

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Pour conclure cet entretien pouvez-vous nous dire comment, malgré cette enfance douloureuse, vous êtes devenu journaliste à Libération ?

Après avoir quitté ma famille je me suis retrouvé SDF à Paris. C’est une période que j’évoque dans « Le quatrième mur ». Je découvre alors de jeunes militants qui vendent un journal, « La Cause du Peuple ». Je me rapproche d’eux. On discute. Je commence à vendre le journal avec eux. Un prof est là avec sa femme. Il me prête une chambre de bonne et m’oblige à passer mon bac en candidat libre. Ils me font reprendre des études.

Je suis alors un militant dur et quand Pierre Overney est assassiné en 1972, la Gauche Prolétarinne dont je fais parti est dissoute. Mon chef y était Serge July et quand il crée Libération, je suis là. C’est simple. J’ai eu cette chance de tomber sur des gens qui m’ont fait entrer dans les musées, les bibliothèques. Ils m’ont raconté et expliquer tout ce que je ne savais pas. Je me suis sorti d’un père et d’une mère épouventablement racistes  pour me retrouver à faire de l’alphabétisation de jeunes arabes dans les bidonvilles des banlieues parisiennes.

Je quitte une vie opressante et je me retrouve avec des gens qui chantent, qui rient, qui dansent, qui luttent. Des gens qui ont d’autres idées et dès qu’on me donne deux « Causes du Peuple » à vendre Gare de Lyon, je vais manger avec eux, je les écoute. Je suis dans un mouvement anti-autoritaire. Notre cri de guerre était alors « non au racisme anti-jeune ». Je suis embarqué par quelque chose qui m’élève. Ce prof que j’ai rencontré m’a fait recommancer la vie là où elle n’a jamais commencé. Au contact de ces gens j’ai une morale, je me mets à tout lire, à aller dans des expos. Brusquement je découvre tout. La musique, l’art, le théâtre. Mes yeux s’ouvrent en grand et ils ne sont plus jamais refermés.

Entretien réalisé par Yves Le Pape

  • Lire : « Enfant de salaud » de Sorj Chalandon; Grasset, 336 pages, août 2021, 20,90€ ; « Profession du père », Grasset, 320 pages, août 2015, 19€.
  • « Profession du père » de Jean-Pierre Améris (juillet 2021) en DVD et en VOD sur Canal Plus

 

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