Livre. « Rêver debout » : quand Lydie Salvayre écrit à Cervantes. En quinze lettres, la romancière interpelle l’écrivain inventeur de Don Quichotte. Dans «Rêver debout»- un roman étourdissant, elle ne s’embarrasse pas des conventions et fait un état des lieux de tout ce qu’il a fait subir à son personnage, figure essentielle et éternelle de l’homme révolté.
Cervantes a intérêt à bien se tenir- parce que Lydie Salvayre ne craint pas de bousculer les mythes et légendes. Dans « Rêver debout », l’auteure, à travers ces quinze missives, fait preuve d’intelligence- ce qui ne nous étonne pas, et d’un panache étincelant- ce qui nous réjouit
D’emblée, on lit : « Monsieur, je vous le dis tout net, je ne suis pas d’humeur à rire, et les façons dont vous traitez votre Quichotte ne sont pas de mon goût. Vous prétendez que son cerveau, tout empli des fadaises qu’il a lues dans des livres et qu’il croit véridiques, l’amène à commettre des actes insensés… » L’auteure de ces mots ? Lydie Salvayre, romancière, une grosse vingtaine d’ouvrages au compteur dont « Pas pleurer », prix Goncourt 2014.
« Rêver debout » : quand Lydie Salvayre écrit à Cervantes…
Avec « Rêver debout », son nouveau roman livré en cette rentrée littéraire, elle s’adresse directement à Miguel de Cervantes Saavedra. Oui, même pas peur, à quatre siècles de distance, elle a bien envoyé quinze lettres à l’auteur de « L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche », publié en 1605 et reconnu comme le premier roman moderne !
Dans un récent entretien, la romancière avoue avoir vraiment lu Don Quichotte « il y a deux ans à peine. Je l’avais parcouru à 20 ans, sans m’y risquer, sans m’y engager, sans qu’à aucun moment je me laisse atteindre. Je n’étais pas entrée dans le texte. J’étais passée à côté, comme on dit. Je l’avais lu sans le lire, comme il arrive quelquefois. Peut-être parce que le qualificatif de chef-d’œuvre, que généralement on lui accole, m’avais impressionnée ».
Pendant le confinement conséquence de la pandémie covidienne, elle a donc relu le texte de Cervantes, « j’avais gardé le souvenir que le geste radical de Don Quichotte, c’était très précisément de rompre avec le confinement mental et les vaines rêveries dans lesquelles il macérait. Don Quichotte, en effet, qui passait ses jours à s’abreuver des romans de chevalerie et ne connaissait la vie que « feuilletée », décida, un jour, de s’arracher à sa bibliothèque et d’aller habiter le monde, s’y frotter, s’y cogner, s’y perdre et se mêler aux autres, à tous ces autres dont il ignorait jusqu’ici l’existence. Il continua de rêver, mais debout, dans le monde, et parmi les femmes et les hommes de son temps ».
Ainsi, ces quinze lettres à Cervantes. On y passe de l’admonestation à l’admiration- Lydie Salvayre confie : « Je ne fais qu’imiter Cervantes qui feint d’attribuer l’écriture de son « Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche » à des écrivains très divers. Dans « Rêver debout », je suis d’abord l’auteure qui engueule, puis celle qui conteste, puis celle qui fléchit, puis celle qui admire, puis celle qui, finalement, loue. Je commence par l’attaque parce que j’adore les romans qui mordent d’entrée, dès la première phrase. Je force la porte. J’assaille. Je fonce. Un peu comme Don Quichotte qui est un intempestif. Je réserve les nuances pour l’après ». A
Ainsi, elle y déroule un éloge de la folie douce, assure que « Don Quichotte a rompu avec le confinement mental » ou encore qu’il était « féministe et anar ». L’auteure, à travers ces quinze missives, fait preuve d’intelligence- ce qui ne nous étonne pas, et d’un panache étincelant- ce qui nous réjouit.
Cervantes a intérêt à bien se tenir- parce que Lydie Salvayre ne craint pas de bousculer les mythes et légendes. Parce qu’elle bouscule cet auteur qui, avec son « Don Quichotte », a fait tomber la littérature chevaleresque débordante de niaiseries et d’invraisemblances. Ce qui lui fait rappeler que « le monde entier, cher Monsieur, s’est emparé de Don Quichotte et n’a cessé, depuis quatre siècles, de le célébrer et de le couvrir d’éloges ».
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Quel est donc ce Quichotte évoqué par la romancière dans cet étourdissant « Rêver debout » ? « Un être aux refus radicaux et aux enthousiasmes fervents. Rien chez lui de cette mollesse prudente qui nous empêche d’agir par peur de perdre notre confort », explique-t-elle.
Et au travers des quinze lettres qu’elle adresse à Miguel Cervantes, on relève de nombreuses concordances entre le personnage et le monde dans lequel il se dresse au 17ème siècle, et notre monde contemporain. Mieux : en verve stylistique, Lydie Salvayre glisse, au hasard des pages, qu’un Quichotte serait le bienvenu dans ce monde d’aujourd’hui empreint de folie(s) et de violence. Qu’il serait le bienvenu pour nous inciter à rêver debout… Remettons au goût du jour, de toute urgence, la philosophie quichottienne, pour que grand bien nous fasse !
Serge Bressan
- A lire : « Rêver debout » de Lydie Salvayre. Seuil, 210 pages, 18 €.
EXTRAIT
« Le Quichotte n’est pas infaillible, vous insistez pesamment, Monsieur, sur ce point, comme si vous y preniez quel plaisir mauvais. S’il est vrai que le Quichotte s’expose, se mouille, et va au charbon avec une témérité et une vaillance rares- existe-t-il d’autres façons, Monsieur, de faire bouger les choses ?-, il endure dans tout son corps la vérité vraie d’une bataille, autrement dit il se ramasse une fois sur deux et s’en prend plein les gencives, à la différence de ces embusqués qui, prodigues en péroraisons subversives, se croient dispensés de remuer le petit doigt, lequel repose sur une verre de charmes-chambertin qu’ils sirotent… »