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"Sans Filtre" : Yaya (Charlbi Dean) et Carl (Harris Dickinson), couple de mannequins célèbres et influenceurs, participent à une croisière de luxe tous frais payés (©Plattform Produktion/Bac Films).

Sortie cinéma. Il n’a que 48 ans mais déjà deux Palmes d’or. Après avoir créé la surprise en 2017 en remportant la distinction suprême du Festival de Cannes avec « The Square », critique acerbe du petit milieu de l’art moderne, le réalisateur suédois Ruben Östlund a récidivé en mai dernier en étant récompensé pour son nouveau film « Sans Filtre » (ce mercredi 28 sur les écrans). Cette fois-ci ce sont les milieux de la mode et le monde des ultra-riches qui en prennent pour leur grade, en pleine figure.


« Sans filtre » : La croisière s’amuse (mais pas pour longtemps)


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« Sans Filtre »: le film du réalisateur suédois Ruben Östlunda a remporté la Palme d’Or au Festival de Cannes 2022

Le film « Sans Filtre » se divise en trois parties. La première sert de présentation au couple vedette du film, Carl (Harris Dickinson) et Yaya (Charlbi Dean), deux jeunes mannequins célèbres. En pleine Fashion Week, tous deux se retrouvent à dîner dans un restaurant étoilé.

Prise de tête

Au moment de payer la note, Carl sort sa carte bleue mais une dispute feutrée s’engage entre eux. Les mannequins sont une des rares professions (avec les acteurs pornos) où les femmes sont mieux payées que les hommes. Mais ce n’est pas une question d’argent, c’est une question d’égalité des sexes (pardon: d’égalité des genres, dit-on maintenant), dit Carl lors de cette interminable et bavarde prise de tête (au restaurant, dans le taxi, dans l’ascenseur, dans la chambre d’hôtel).

Puis vient enfin la deuxième partie. Influenceuse, Yaya est invitée avec Carl sur un yacht pour une croisière de luxe, à laquelle participent une vingtaine de passagers richissimes, aux lubies variées et à qui l’équipage doit toujours répondre oui –par exemple à une femme en maillot de bain dans la piscine, flûte de champagne à la main, qui exige que tout l’équipage prenne du temps libre pour aller se baigner, comme elle, car « nous sommes tous égaux ».

Commandant alcoolique et marxiste

Une autre femme d’un certain âge se plaint que les voiles du yacht soient sales (mais le yacht n’a pas de voiles, elle confond avec le prospectus de la croisière), tandis qu’un membre de l’équipage se fait virer parce que Carl a signalé l’avoir vu torse nu sur le pont lors de travaux. « Ils ne sont pas cinglés, ils sont riches », résume Paula, la commandante en second.

Quant au commandant de bord (Woody Harrelson), alcoolique et marxiste, il reste enfermé dans sa cabine en vidant des bouteilles et en écoutant L’Internationale. Quand il se décide enfin à sortir pour honorer de sa présence le fameux « dîner du commandant », une tempête éclate et le dîner de gala vire au désastre, la plupart des passagers étant pris du mal de mer…



Morceau de bravoure

On ne dira rien sur la troisième et dernière partie du film, décevante et assez conventionnelle (et pour cela il vaut mieux éviter aussi, avant de voir le film, de regarder la bande-annonce qui en dit trop). Mais après une première partie trop longue centrée sur le milieu de la mode et l’égalité hommes-femmes, c’est cette deuxième partie, la croisière, qui est la plus réussie.

Et le morceau de bravoure du film est en effet ce fameux dîner de gala, qui vire à la farce géante, où l’hilarant alterne avec le dégoûtant, les passagers glissant dans leur vomi tandis que les toilettes de leurs cabines débordent. Humour et scatologie sont sur un bateau…

Lutte des classes

Bien sûr le réalisateur caresse la plupart des spectateurs dans le sens du poil en rendant ridicules ces milliardaires aux manières insupportables et indécentes, dans une allusion à la lutte des classes lourdement symbolisée par le dialogue entre le commandant marxiste et un milliardaire russe capitaliste, tous deux redoublant de citations sur Marx, Lénine et le communisme à mesure que leur taux d’alcoolémie grimpe lentement et sûrement, au milieu du chaos provoqué par la tempête et la débandade vomitive des passagers.

« Je crois à la gentillesse des gens riches. Les gens qui réussissent ont souvent une grande intelligence sociale, sinon ils ne seraient pas arrivés là. La légende selon laquelle les gens qui ont du succès et de l’argent sont des monstres est très réductrice », dit pourtant Ruben Östlund, dont on ne sait pas s’il parle au premier ou au second degré.

Sujets graves

À Cannes, après avoir reçu sa Palme d’or, il expliquait qu’avec « SANS FILTRE », son sixième film, « nous n’avions qu’un but: faire un film qui intéresse le public et le fasse réfléchir en provoquant. Comme lors d’une conversation entre amis, on peut rire en abordant des sujets importants, je trouve qu’on peut faire un cinéma divertissant en parlant de sujets graves ».

Sujets graves? La futilité du monde de la mode, notamment masculine? « Lorsque j’ai commencé mes recherches pour le film, de nombreux mannequins hommes m’ont dit qu’ils étaient souvent confrontés à des hommes homosexuels ayant beaucoup de pouvoir dans le milieu et qui voulaient coucher avec eux, parfois contre la promesse d’une plus belle carrière. D’un certain point de vue, les mannequins hommes vivent l’équivalent de ce que les femmes ont à affronter dans une société patriarcale », explique Ruben Östlund.

Égalité hommes-femmes

Sujets graves? L’égalité hommes-femmes? Le réalisateur explique que la scène de la dispute au début est inspirée d’un moment réel vécu avec sa compagne Sina, photographe de mode: « Au début de notre relation, j’ai voulu l’épater et je l’ai invitée à Cannes. J’ai payé l’addition du dîner le premier soir, le deuxième soir et le troisième soir, et puis je me suis dit: «Merde, il faut que je prenne le taureau par les cornes et que j’aborde ce sujet, je tiens trop à elle pour m’enfermer dans une dynamique homme-femme dans laquelle c’est toujours l’homme qui paie la note»… »

Sujets graves? La valeur économique de la beauté, dans la mode comme dans la vie? « C’était l’idée de départ », ajoute-t-il. « Notre apparence physique est l’un des sujets fondamentaux auxquels nous sommes tous confrontés en tant qu’êtres humains. Le physique influe sur toutes les interactions sociales ». Le titre original du film est TRIANGLE OF SADNESS: le « triangle de tristesse », cet espace entre les sourcils qui peut contenir une ride, que les Suédois appellent « la ride du souci » et que l’on peut combler au botox.



L’arrogante domination des riches

Sujets graves? La lutte des classes et l’arrogante domination des riches? Ruben Östlund règle la question dans la troisième partie, avec une fin à la fois prévisible et déroutante. Et avoue avec candeur (et pas beaucoup d’originalité): « Je m’intéresse à nos réactions lorsque nous sommes gâtés. Par exemple, lorsque je prends l’avion, je me conduis différemment selon que je suis en classe affaires ou en classe économique. En classe affaires, je me pose, je lis plus lentement et je bois plus lentement tout en regardant les passagers qui se dirigent vers la classe éco »…

Pour le reste, en presque deux heures et demie on ne s’ennuie pas (à part au début) dans ce SANS FILTRE, satire du monde actuel au cynisme assumé, plus grinçante que drôle (à part le fameux dîner, à vomir de rire), et servie par des comédiens tous excellents.

Parmi eux bien sûr on remarque, dans le rôle de Yaya, l’actrice et mannequin sud-africaine Charlbi Dean, morte le 29 août à New York à 32 ans et à laquelle le réalisateur a rendu hommage en saluant « quelqu’un qui avait un enthousiasme contagieux ».

Jean-Michel Comte

LA PHRASE : « Je vends de la merde. De l’engrais agricole » (un milliardaire russe, passager de la croisière).


  • A voir : « Sans Filtre » (« Triangle of Sadness ») (Suède, 2h22). Réalisation: Ruben Östlund. Avec Harris Dickinson, Charlbi Dean, Woody Harrelson (Sortie le 28 septembre 2022)

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