Livres. Tenu pour le « plus français » des auteurs américains, Douglas Kennedy propose dans son nouveau roman « Les hommes ont peur de la lumière », une virée dans Los Angeles avec un anti-héros, chauffeur d’un taxi Uber. Il y a aussi le thème de l’avortement- un sujet qui fait grand débat outre-Atlantique. Un roman noir impeccablement sociologique et politique.
Douglas Kennedy : l’Amérique au temps d’Uber et des radicaux
Parfois, souvent, la genèse d’un roman tient à presque rien. Par exemple, un trajet en taxi à Washington, une discussion avec le chauffeur qui confie avoir été licencié de son emploi de vendeur, qu’il est gay, que son mari est un ancien militaire et qu’à présent, ils sont confrontés à des problèmes d’argent. Ce peut être aussi la lecture d’un article relatant l’assassinat d’un médecin pratiquant des avortements dans une clinique… Deux faits de la vie qui va.
Deux faits qui accrochent l’écrivain américain Douglas Kennedy, et les voilà, mixés, quelques mois plus tard, qui sont au cœur d’un nouveau roman titré « Les hommes ont peur de la lumière ». Un titre inspiré par une citation du philosophe grec Platon (427- 347 av. J.-C.) dans un livre essentiel, « La République » : « On peut aisément pardonner à l’enfant qui a peur de l’obscurité ; la vraie tragédie de la vie, c’est lorsque les hommes ont peur de la lumière »…
D’entrée, on monte dans le taxi. Un Uber. Le chauffeur se prénomme Brendan, il a la cinquantaine blasée et résignée, a préféré ce job à d’autres « jobs de cauchemar sous-payés… comme s’enterrer vivant dans un entrepôt Amazon huit heures par jour ».
Pour lui, c’était simple comme une certitude américaine : « Nous sommes tous capables de nous relever, d’épousseter nos vêtements et de repartir de zéro ». Mais le système est implacable- encore Brendan : « Un autre mensonge que se répètent les Américains… mais un mensonge nécessaire, peut-être. Sinon, comment trouver l’énergie de se lever tous les matins ? » Flotte sur ces pages d’ouverture un même air que celui qui irriguait « Sorry We Missed You », le film (2019) de Ken Loach dénonçant les dérives de l’« ubérisation ».
Dans un Los Angeles crépusculaire, une certitude : la journée va ressembler à toutes les précédentes, à toutes celles qui suivront… Un premier passager peu amène- « le ton était légèrement agressif, typique des gens persuadés que « le temps, c’est de l’argent » et qu’il suffit de parler plus fort que tout le monde pour avoir raison ».
Puis une passagère pressée, ensuite un type discret d’une grosse trentaine d’années… Brendan est marié à une femme, Agnieska, qui milite dans une association pro-vie avec Todor, son meilleur ami, prêtre et militant anti-avortement- un sujet furieusement d’actualité ces temps-ci outre-Atlantique, au pays présidé par Joe Biden mais qui, dans certains Etats, n’oublie pas Donald Trump.
Un jour, qui pourrait être semblable à tant d’autres, dans son taxi Uber, Brendan prend une nouvelle cliente, Elise, ancienne prof à la fac et qui, à présent, aide des femmes dans le besoin à se faire avorter. Tout est calme dans la ville des anges, le soleil est au rendez-vous. Le chauffeur conduit, c’est une belle journée. Là, sur le côté, un bâtiment anonyme. Soudain, une explosion… Le bâtiment dévasté… Il abritait une des rares cliniques pratiquant l’avortement…
Démarre alors l’autre séquence du roman de Douglas Kennedy. L’enquête. On y apprend que les « Angels Assist », ce groupe de militants anti-avortement, sont soutenus par un milliardaire- on lit : « C’est ça le problème dans ce pays. Quand on a besoin de moyens, on doit lécher les bottes d’un millionnaire au lieu de demander à l’État. Il ne faudrait quand même pas que l’argent du contribuable finance autre chose que l’armée, la police et les cadeaux fiscaux aux riches ».
But avoué de ce groupe : aider des jeunes femmes enceintes ne désirant pas être mère à mener leur grossesse à terme et à faire adopter leur enfant. Evidemment, derrière le prétexte de la bienfaisance, ce sont trafic humain et esclavage sexuel entretenus par un réseau-pieuvre.
Un jour, Klara, la fille de Brendan qui travaille dans un refuge pour femmes battues, sera la cible du réseau… Dès lors, pour Brendan, le temps est venu de ne plus « se laisser dominer par la peur». Et c’est Douglas Kennedy au meilleur de sa forme littéraire pour un roman impeccablement sociologique et politique, aussi noir qu’empli d’espoir…
Serge Bressan
- A lire : « Les hommes ont peur de la lumière » de Douglas Kennedy. Traduit par Chloé Royer. Belfond, 266 pages, 22 €.
EXTRAIT
« J’ai écrasé l’accélérateur et monté à toute vitesse la bretelle de la 405. Circulation fluide. Tant mieux. J’ai atteint la voie rapide en un clin d’œil, mis le pied au plancher, allumé la radio. Musique classique. Le présentateur a annoncé qu’il diffusait un morceau de Beethoven. Je ne connais rien à Beethoven, à part pom-pom-pom-pom. Ce n’était pas ça. Mais c’était tout aussi fort. Parfait. J’ai monté le son. Un coup d’œil dans le rétroviseur. Elise avait les yeux écarquillés et les lèvres très blanches. Elle a croisé mon regard mais elle est restée de marbre, froide et silencieuse. Elle ne m’a pas dit de ralentir… »