Livres WeCulte. Pour commencer cette semaine de lecture, du théâtre avec trois pièces réunies en un recueil et signées Robert Badinter. On enchaîne avec l’amour et la haine, version Hanif Kureishi- le scénariste du film cultissime « My Beautiful Laundrette », puis on file en Haïti avec Makenzy Orcel, dans les montagnes pyrénéennes avec Olivier Schefer avant de finir dans l’enfer de l’héro et des toxicos dans les pas de l’écrivain britannique bien perché Will Self. Voici nos cinq suggestions de lecture pour la semaine.
ROBERT BADINTER : « Théâtre I »
Un homme aux multiples vies. Avocat, écrivain, essayiste ou encor ministre, Robert Badinter se mue, à 92 ans, en dramaturge et publie son premier recueil de théâtre. C’est « Théâtre 1 », un recueil de trois pièces avec un titre « très optimiste », assure-t-il. Dans un récent entretien, Badinter-le-sage a confié : « J’ai toujours aimé passionnément le théâtre », rappelant les années qui ont suivi la Libération en 1945, « le temps des grands œuvres et des grands metteurs en scène. Etudiant, après la Libération, je courais au deuxième balcon avec des jeunes filles en jupe corolle… » et dédiant son livre à Pierre Barillet, qui a écrit avec Jean-Pierre Grédy de nombreuses comédies.
Robert Badinter dit aussi qu’il a écrit, véritablement, sa première pièce de théâtre en 1995, une pièce sur le romancier, dramaturge et poète irlandais Oscar Wilde (1854- 1900). Titrée « C.3.3. » (comme le matricule que reçut l’homme de lettres irlandais en prison), elle boucle le recueil et fut créée en 1995 au Théâtre de la Colline à Paris dans une mise en scène de Jorge Lavelli. Brillant, le texte déroule un thème qui, résumé, donne : Oscar Wilde ou l’injustice. En ouverture de « Théâtre 1 », « Cellule 107 » dans laquelle l’auteur met en scène deux figures de la Collaboration française durant la Deuxième Guerre mondiale : Pierre Laval- président du Conseil, et René Bousquet- chef de la police de Vichy. Deux salauds, le premier sera, à la Libération, exécuté pour intelligence avec l’ennemi mais la nuit précédant son exécution, il eut pour visiteur dans sa cellule de la prison de Fresnes le second qui, lui, recouvrera la liberté… Robert Badinter : « A défaut de connaître la vérité, j’imaginai cet ultime dialogue entre Laval, qui sait qu’il va mourir, et Bousquet, convaincu qu’il se sortira au mieux de son épreuve judiciaire ». Au cœur du recueil, la deuxième pièce : « Les briques rouges de Varsovie »– pendant la Deuxième Guerre mondiale, il y eut 360 000 morts dans le ghetto de Varsovie. Et, sur la destruction du grand ghetto juif de la capitale polonaise, Robert Badinter, homme sage et juste, a écrit une pièce cinglante en forme de descente au cœur, au fond de l’enfer…
« Théâtre I » de Robert Badinter. Fayard, 306 pages, 23 €.
HANIF KUREISHI : « D’amour et de haine »
On l’avait découvert avec l’écriture du scénario de « My Beautiful Laundrette », le film de Stephen Frears- sorti sur les écrans en 1985. En 2001, c’est Patrice Chéreau qui adapte un autre texte de Hanif Kureishi, « Intimité »– un roman pour le moins controversé. Au fil du temps, né à Londres en 1954 d’un père pakistanais et d’une mère anglaise, Kureishi s’est imposé comme un des meilleurs auteurs britanniques du moment et l’un des plus fameux représentants de la « nouvelle école » des écrivains anglais d’origine étrangère. Et c’est avec joie, donc, qu’on le retrouve- il se glisse jusqu’à nous avec « D’amour et de haine », un recueil de quinze nouvelles et essais. En ouverture, une nouvelle titrée « Vol 423 » pour l’histoire d’un vol aérien qui va virer au cauchemar.
Il y a aussi, au fil des pages, l’explosion d’un couple qui se défie dans une course trépidante dans New York, ou encore des réflexions sur le racisme, l’immigration, l’intégration ou encore l’imagination et même la créativité. Quelle que soit la thématique de la nouvelle ou de l’essai, Kureishi fait montre d’une belle maîtrise, d’une véloce inspiration. Comme peu, il sait pointer les contradictions du monde, de la famille, de la politique et même des relations sentimentales. Ainsi, au hasard de ces nouvelles et essais comme « Anarchie et imagination », « Le garçon de l’avenir, c’est moi », « L’art de la distraction », « La femme évanouie » ou encore « L’histoire de mon escroc », l’auteur qui, dans le passé, nous avait enchantés avec, entre autres, « Le Bouddha de banlieue » et » Le Dernier mot », jongle alertement entre amour et haine. En démontrant que ce sont là deux sentiments, deux états bien moins éloignés qu’ils ne le paraissent.
« D’amour et de haine » de Hanif Kureishi. Traduit par Florence Cabaret. Christian Bourgois, 258 pages, 22 €.
MAKENZY ORCEL : « L’Empereur »
Poète et romancier né en Haïti en 1983, Makenzy Orcel est un enchanteur, esthète de la rime et magicien de la prose. On l’a grandement apprécié pour deux de ses précédents livres (« L’Ombre animale », 2016, prix Littérature-monde et Louis-Guilloux, et « Maître-Minuit », 2018). On le retrouve avec « L’Empereur », un roman ensorcelant pour un voyage en Haïti, capitale Port-au-Prince. Le narrateur y vit dans un petit appartement de peu- il attend la police. Il a commis l’irréparable. Il a suivi son Autre intérieur, s’est vengé des blessures de cette enfance depuis laquelle il a subi la loi de l’Empereur, un soi-disant gourou qui a détourné le vaudou à des fins personnelles et fait régner terreur et emprise sur nombre de personnes, dont le narrateur- lui, l’enfant abandonné au bord d’une route et recueilli au Iakou, centre d’hébergement dudit Empereur. En fait, quand le narrateur découvre que le Iakou est avant tout une entreprise qui fait du business et qui manipule, sous l’égide d’un Empereur usurpateur, les déshérités qu’il accueille.
Un jour, sur les conseils de Très Vieux Mouton- un sage que l’Empereur a rendu aveugle parce qu’il ne supportait pas son opposition, conseille au narrateur adolescent de partir en ville. « Partir, tout quitter, pour se réinventer. Le plus difficile, c’est la mémoire »… A Port-au-Prince, il devient marchand de journaux pour un patron qui dédaigne, maltraite les gens de peu. Constat : « Ce sont tous des Empereurs, des patrons, des briseurs de rêves, des abominations »… Et puis, il y a La Femme, beauté aux yeux vairons- elle sait où elle, droit devant. C’est pour elle qu’il a du sang sur les mains… Avec « L’Empereur », Makenzy Orcel, en écrivain aussi brillant qu’engagé, signe le roman des gens de peu. « Je n’ai pas terminé de partir, me damner », lit-on en ouverture du livre. Avec Makenzy Orcel, gloire aux damnés…
« L’Empereur » de Makenzy Orcel. Rivages, 194 pages, 17,50 €.
OLIVIER SCHEFER : « Un saut dans la nuit »
François, ainsi se prénomme le narrateur, reçoit un mail. Succinct. Deux lignes, guère plus, signées Jean. Celui-ci cherche le destinataire, simplement le recontacter. François s’interroge, l’expéditeur du mail est-ce ce Jean avec qui, adolescent, il fut ami ? Et si c’était un fantôme revenant du temps passé ? Glissés dans le mail, ces mots de Jean : François, j’ai quelque chose pour toi… Et s’ensuit « Un saut dans la nuit », joli titre pour le premier roman d’Olivier Schefer, écrivain et philosophe qui enseigne dans une université parisienne l’esthétique et la philosophie de l’art, et est considéré comme un des excellents spécialistes français du Romantisme allemand et du philosophe et poète Novalis (1772- 1801).
Ainsi, le narrateur file en Occitanie, vers les montagnes pyrénéennes où naît la Garonne. Arrivé au mitan de la vie, avec ce voyage, c’est comme s’il appuyait sur la touche « rewind ». Retour, pour l’adulte, vers l’enfance. Souvenir, souvenirs… Le temps d’hier quand François venait là en vacances avec sa mère et ses petites sœurs chez sa grand-mère. Aller- retour, aujourd’hui, hier avec les balades à travers champs, les tours en vélo… Là, hier en enfance, François des villes a fait connaissance de Jean- fils d’un paysan, enfant des champs qui connait la nature comme personne. Jean des champs qui, un jour, présente à François sa sœur : « La tête nous tournait ; nous étions chacun ivres de nous-mêmes et de l’autre, avec cet égoïsme solaire de deux adolescents qui s’aiment ». Il y aura aussi l’absence et le narrateur qui glisse : « Alors débuta une période de tourments et de craintes dont j’ignorais qu’elle fit partie de l’amour ». Tout en délicatesse, Olivier Schefer fait, avec » Un saut dans la nuit », une belle entrée dans le genre romanesque. Il signe, à, rien moins qu’un roman follement solaire…
« Un saut dans la nuit » d’Olivier Schefer. Arléa, 122 pages, 17 €.
WILL SELF : « Will »
D’entrée, on se retrouve à Londres, précisément Clapham Road. On lit : « Planté dans Clapham Road par un mardi matin ensoleillé, Will pense : Tu es planté dans Clapham Road par un matin de mai au milieu des années quatre-vingt… C’est… ça ! L’espace au-dessus de lui n’est pas seulement du ciel mais un vide, une crème glacée migraineuse, dont les profondeurs bleu pâle sont citronnées par le précoce soleil d’été« . C’est un jour de mai 1986, on se lance dans « Will », le nouveau livre du Britannique Will Self. C’est un roman « autobiographique », le journal d’un junky, la plongée dans les paradis artificiels… Auteur tenu pour un des plus brillants des lettres contemporaines outre-Manche, Self ne se cache pas : oui, dans « Will », il se raconte mais il ne voulait pas écrire un nouveau texte sur son vécu de toxico- « pas d’intérêt, confie-t- il, tout a déjà été dit sur le sujet ».
Lui le disciple de J.G. Ballard, il cite ses modèles en la matière : William Burroughs et Thomas de Quincey– selon lui, on n’a jamais mieux écrit qu’eux deux sur les drogues. Donc, Will Self qui était en train de boucler « Phone »– le troisième tome d’une trilogie après « Parapluie » et « Requin », a choisi la fiction. En créant un personnage, Will, qui en fait est son double. Un type qui, pendant une vingtaine d’années, a trainé dans Londres et aussi en Inde et en Australie, écouté du rock mais surtout du punk et du reggae, été toxico, accro à l’héro… Une passion dévorante, une passion qui donne matière à ces » anti-mémoires »– un récit hors normes, un texte cru, cinglant, chronique d’une addiction qui ne cache pas, pour autant, les ravages et physiques et psychologiques de la drogue. Mieux : Will Self pratique également l’humour noir et l’autodérision comme personne !
« Will » de Will Self. Traduit par Francis Kerline. Editions de L’Olivier, 322 pages, 22,50 €.