Livres. Spécialiste de l’auscultation et du décodage des êtres cabossé.e.s, Claire Castillon brille dans l’art de raconter le voyage intérieur. Ce qu’elle prouve une nouvelle fois avec cette « Géographie de la peur » et son héroïne souffrant d’agoraphobie. Un texte impeccable.
« Géographie de la peur » de Claire Castillon : l’écrivaine brille dans l’art de raconter le voyage intérieur. Ce qu’elle prouve une nouvelle fois avec son nouveau roman
Au hasard des pages, les mots cinglent. « J’habite une cage invisible dont j’ai moi-même dessiné les contours afin de me protéger de mon cerveau ». Ou encore : « Elle me guette, elle arrive, non, elle n’arrive pas, elle me tombe dessus. Depuis quelques jours, ma peur du dehors m’attrape parfois dans la maison. Je ne sors plus, logique, elle vient à ma rencontre. C’est comme une cloche sur un lit. Elle descend sur moi et me plaque au lit. Alors je rabats la couette sur mes yeux… »
Maureen a 19 ans et souffre d’un TAG- un Trouble Anxieux Généralisé ; sa mère préfère parler d’un VAG, Variation Amusante Géniale, et lui répète : « Sur les vagues, tu surfes, tu as toujours été fantaisiste, prends-le comme une récréation… »
Maureen habite, emplit toute entière « Géographie de la peur », le nouvel et formidable roman de Claire Castillon. Une fois encore, spécialiste incontestée des êtres cabossé.e.s, tourmenté.e.s ou décalé.e.s, voire étranges, elle ausculte, décode, décrypte- tant et tant d’auteur.e.s jeunesse autoproclamé.e.s seraient inspiré.e.s de la lire avant de commettre des textes « roméotiques » et prétentieux.
Une fois encore, comme à chacun de ses livres depuis bientôt un quart de siècle et son premier roman, « Le Grenier » (2000), elle brille dans l’art de raconter le voyage intérieur.
Pour présenter « Géographie de la peur » (délicieux titre), l’écrivaine se remémore sa jeunesse : « J’avais 18 ans quand les portes de la fac se sont ouvertes et que celles de ma tête se sont fermées. Je me revois coincée au jardin du Luxembourg, incapable de faire un pas, de me maintenir debout et rasant les murs pour pallier le vertige… »
Et d’ajouter, en réponse à la question « combien de temps vous a-t-il fallu pour écrire ce livre ? », elle glisse : « Pour « Géographie de la peur », je peux dire trente ans. Trente ans à ne pas l’écrire, trente ans à refuser de m’y remettre de peur de re-sentir… » Trente ans aussi pour comprendre que « la géographie peut être un espace, même quand les murs ont des dents… »
Dans ce roman (publié en catégorie Jeunesse), Maureen est une « handicapée de la vie ». Un voile l’entoure, sortir est un supplice. Certain.e.s, qui veulent faire savant, définissent son TAG du mot « agoraphobie » ; d’autres, plus pragmatiques, vont parler de son truc- laissant poindre le soupçon qu’elle voudrait faire son intéressante.
Mais comment déchirer ce voile ? Comment passer cette frontière définitivement invisible qui laisse la jeune fille en dehors de tout et de tous. « Incapable de marcher dans la rue, d’emprunter les moyens de transport, de suivre des cours », elle souhaite se déplacer, il lui faut s’agripper aux murs. Elle accepte une invitation à une soirée avec copains, copines et ami.e.s (qui commencent à en avoir marre de son truc), l’angoisse l’accompagne… Claire Castillon : « Enfermée, il fallait bien sortir. Les mots m’ont extraite des murs, même s’il leur arrive encore de pencher pour me raconter quelque chose ».
Entrange sensation que celle qu’éprouve Maureen, celle d’être prisonnière dans le labyrinthe. Peut-elle, peut-on en sortir ? Aveu de l’héroïne de « Géographie de la peur » : « Un vertige insupportable, un vertige à l’intérieur de moi et des sons qui parvenaient décalés des bouches, à la fois tamisés et plus forts »- elle dit aussi : « Depuis que je suis agoraphobe, les maisons ont des visages, les immeubles des handicaps. Je trouve tout bizarre, les décors sur les vitrines, les panneaux, les signes sur les panneaux ».
Un psy va l’aider ; des proches, également. Certes, pour Maureen, la guérison tiendrait du miracle mais cette aide va la rapprocher du réel, par la grâce de l’écriture. « Personne ne remarque que je suis bizarre. Je fais déjà tout pour ne pas l’être », un combat de tous les instants, pour surmonter cette peur qui a envahi la géographie intime d’une jeune fille de 19 ans…
Serge Bressan
- Lire :« Géographie de la peur » de Claire Castillon. Gallimard Jeunesse, 178 p, 10,50 €.
EXTRAIT
« Mon cerveau fabrique du danger. Quand je suis dans la rue, il n’arrête pas d’avoir peur. Dès que je sors, c’est comme si je tentais d’arrêter la course d’un camion qui me fonce dessus. Sauf qu’il n’y a pas de camion. Alors j’arrête ce qu’il y a autour : moi, je ne peux pas continuer ma route. Fuir est mon seul réflexe. Désespérée, je me rue à la maison. Mais c’est comme si j’avais de la colle sous les pieds ou que j’e m’enfonçais dans le trottoir. Rien ne tient. Ni le sol, ni les murs, ni le ciel. Un nuage bouge et toute ma vision se fracasse. Comparés à une crise de panique, les plus grands manèges à sensation sont une blague… »