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Anna Burns publie "Milkman". Photo (Nils Jorgensen/REX/Shutterstock/SIPA)

Livres We Culte. L’Irlande du Nord pour un roman « totalement singulier » signé Anna Burns, la « dolce vita » version Gianfranco Calligarich- enfin traduit en français, la toujours impeccable Claire Castillon pour une plongée dans le monde d’une adolescente entre amour et honte, le bouleversant récit-témoignage de Muriel Keuro sur le suicide de son fils détruit par la mélancolie, et l’essai indispensable d’Elisabeth Roudinesco- essai qui fait donc débat. Voici nos cinq suggestions de lecture pour la semaine.        

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Anna Burns publie « Milkman ». Photo (Nils Jorgensen/REX/Shutterstock/SIPA)

ANNA BURNS : « Milkman »

Ceignant le livre, le bandeau annonce : « Booker Prize 2018 », « meilleur livre de l’année en Angleterre » et « Prix international des libraires ». Rien que ça pour « Milkman » de la romancière nord-irlandaise Anna Burns, 59 ans. Un livre-événement puisque, pour la première fois outre-Atlantique, une Nord-Irlandaise recevait le prestigieux Booker Prize… et, à l’époque, le président du jury avait confié ; « Aucun d’entre nous n’a jamais rien lu de semblable auparavant », ajoutant qu’il s’agissait là d’un roman « totalement singulier » et « très puissant ». Un roman qui propose une exploration de la violence omniprésente durant la période (1968- 1998) des Troubles en Irlande du Nord. La narratrice dont on ignorera tout au long du livre ses prénom et nom, juste qu’elle est la « sœur du milieu », a alors 18 ans, et souvent on la croise, le nez plongé dans son livre. Ce qui l’entoure l’indiffère… Elle déambule dans cette ville non citée mais aux allures de Belfast, une ville figée par une guerre civile qui n’en finit pas, qui n’en finit plus. La jeune fille a un compagnon, qu’on appelle « peut-être petit ami ». Et puis, il y a le fameux Milkman, cet homme bien plus âgé qu’elle (vingt-trois ans de plus qu’elle) et marié, qui la regarde, qui la suit, qui la harcèle… cet homme nommé Milkman (en VF, le laitier), mais « rien de laiteux chez lui. Le lait, il ne le livrait même pas ». Pour les commères du quartier, c’est la jeune femme qui est responsable, et certainement pas le Milkman… même si ce paramilitaire a menacé de la tuer si elle ne quitte pas au plus vite « peut-être petit ami ». Bien sûr, elle tente de s’échapper du piège mais c’est si difficile dans une ville, dans un pays où être différent est si mal vu- la narratrice, un jour, interroge : « Tu veux dire qu’il peut se balader avec du Semtex (puissant explosif de type plastic, inventé et fabriqué en Tchécoslovaquie depuis la fin des années 1960- NDLR) mais que moi je ne peux pas lire Jane Eyre en public ? » Sur fond de guerre civile, de cancans et de harcèlement, Anna Burns signe, avec ce texte en forme de long monologue, un implacable hymne au combat…

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livre le dernier été en villeGIANFRANCO CALLIGARICH : « Le dernier été en ville »

      Encore un mystère (insondable) du monde de l’édition. Donc, il aura fallu pas moins de quarante-sept ans pour livre, enfin en version française, le premier roman de l’Italien Gianfranco Calligarich joliment titré « Le dernier été en ville ». Comprenne qui pourra- et rageons un peu plus puisqu’il s’agit là non pas d’un des ces romans aussi banals qu’ordinaires mais bien un texte aux belles allures de chef-d’œuvre. De l’auteur, on sait peu, si ce n’est qu’il a été journaliste et cinéaste, et écrit d’autres livres qui n’ont pas connu grand succès en Italie. N’empêche ! Calligarich nous a offert, à nous lecteurs d’hier et d’aujourd’hui (même de demain !), un livre tout en langueur, charme et poésie. Son héros- dans un costume d’anti-héros, nommé Leo Gazzarra, à peine 30 ans et déjà revenu de tout, quitte, dans les années 1960, Milan pour aller bosser à Rome. Il y est journaliste, doit se contenter de survivre avec des piges sur des sujets qui ne le passionnent guère, pour ne pas dire du tout. Gazzarra, on aurait pu le croiser sous les traits d’Alain Delon dans « Le Professeur » de Valerio Zurlini ou de Maurice Ronet dans « Le Feu Follet » de Louis Malle, et plus sûrement encore  chez Federico Fellini dans « La dolce vita », il aurait pu déambuler dans l’imper de Marcello Mastroianni du côté de la piazza di Spagna… Dans les rues romaines, au cœur de la « notte » conduisant son antique Alfa Romeo, en fin lettré empli des textes de Joseph Conrad, Cesara Pavese, Francis Scott Fitzgerald, Vladimir Nabokov ou encore Lawrence Durrell, il boit grandement, noce sans retenue, balade son ennui là où il est invité, file souvent vers le s plages voisines d’Ostie, compagnonne avec un vieil homme et aussi quelques snobs un peu dandy. Il rencontre aussi la belle Arianna, ce pourrait être une (belle) histoire d’amour, elle est aussi belle que riche, aussi folle qu’insolente, se joue de l’amour, ils partent des semaines et des mois, Leo voudrait prendre Arianna, ignore comment s’en déprendre. Un an plus tard, l’histoire d’amour s’achève. Et comme pendant les trois autres saisons, en ce dernier été en ville, en anti-héros magnifique, il va devoir composer avec sa difficulté chronique. Et c’est ainsi que Gianfranco Calligarich a écrit un roman éblouissant, étourdissant…

  • « Le dernier été en ville » de Gianfranco Calligarich. Traduit par Laura Brignon. Gallimard, 226 pages, 19 €.

livre l'age du fond des verresCLAIRE CASTILLON : « L’âge du fond des verres »

Comme une marque de fabrique que l’on apprécie depuis 2000 et son premier roman, « Le Grenier ». Claire Castillon n’a pas son pareil pour observer l’autre, les autres, et le rapporter avec une franchise toute emplie de sincérité. Auteure reconnue tant pour ses romans et recueils de nouvelles pour adultes, depuis 2013 elle brille également dans les rayons de littérature jeunesse. Ce qu’elle confirme une fois encore avec « L’âge du fond des verres », un texte selon l’éditeur à lire à partir de 10 ans. Justement l’âge de Guilène, l’héroïne qui entre en classe de 6ème au collège. Une nouvelle vie, de nouveaux codes de conduite, ne plus jouer à cache-cache ou à l’élastique dans la cour du collège, tout comme au parc « rester assis sur un banc entre les toilettes et l’enclos à jeux d’enfants ». Parc chance, Guilène est copine avec Cléa qui, elle, a tous les codes- ce qui lui fait dire : « En sixième, il y a des codes à connaître et Cléa les connaît tous ». La (nouvelle) vie donc au collège… et puis la vie en dehors. Chez les parents, à la maison. Et là aussi, ça pose problème, les parents de Guilène ont dépassé la cinquantaine, ce sont des « viocs » (« Moi depuis la maternelle on me parle de mon papi qui m’attend à la sortie ») alors que le père de Cléa, lui de la « génération appareil dentaire » avec toutes ses dents bien rangées, se déplace en rollers ! Dilemme terrible : Guilème a honte de ses parents (vieux) qu’elle adore« quand ils me regardent parfois je me demande s’ils ne sont pas un peu amoureux de moi… » Oui, cruel dilemme pour celle qui bascule dans une vie nouvelle, le monde du collège, la pré-adolescence, des montagnes de questions où résonne l’écho d’un bonheur simple et beau, « chez moi, vous savez, c’est la fête. Avec mes parents, le soir, je rigole, je m’amuse. Le weekend, pareil. Parfois, on fait un petit voyage et on est bien. Alors ok, ils ont l’air vieux parce qu’ils le sont. Mais au moins, ils ne se prennent pas pour ce qu’ils ne sont pas ». Il fut un temps où, au fond des verres, on lisait l’âge. Jusqu’à 50 ans…

  • « L’âge du fond des verres » de Claire Castillon. Gallimard Jeunesse, 178 pages, 12 €.

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livre ne rentre pas trop tardMURIEL KEURO : « Ne rentre pas trop tard »

Poser les mots. Revenir sur les trois années qui furent une descente aux enfers. Dire encore : « C’était une manière de rentrer dans sa tête une dernière fois ». Des mots dits et écrits par Muriel Keuro présentant « Ne rentre pas trop tard », le livre document qu’elle a écrit après le suicide d’Arnaud, son fils alors âgé de 20 ans. Pour présenter l’auteure, son éditeur glisse simplement : « Muriel Keuro est mère de deux enfants, un fils de 16 ans et Arnaud, 20 ans pour toujours ». Une mère qui, dans l’avant-propos d’un texte bouleversant, confie que « ce récit est un hommage à mon fils, Arnaud, emporté à vingt ans par ses démons. C’est aussi et surtout le témoignage de son combat contre la mélancolie ». Cette mélancolie à laquelle il n’a trouvé qu’un remède, qu’un seul : le suicide. Cette mélancolie qui « s’est infiltrée dans son être tout entier, doucement, insidieusement », qu' »la combattue sans relâche », qui « l’a enfermé, enserré, ligoté, jusqu’à ce qu’il ne soit plus lui-même et se perde à jamais dans un monde ténèbres. (…) Partir. S’extraire de ce monde. Non pour arrêter de vivre mais pour ne plus souffrir ». Ainsi, nous avons un peu plus de 270 pages écrites à la première personne– ainsi : « Je suis mort le mercredi 27 novembre 2019, à moins que cela soit le 26, le médecin-légiste n’a pas été formel. L’acte de décès établi par l’officier d’état civil porte froidement la mention « Décès constaté le 27 novembre 2019, dont la date n’a pu être établie. Le corps a été retrouvé en son domicile ». Le mois dernier, j’avais pourtant tenté de te prévenir, Papa… » Arnaud lançait un cri, un appel à l’aide, disait qu’un jour, il allait se foutre en l’air, qu’on le retrouverait  » tout sec étendu sur le sol ». Mère d’élégance, Muriel Keuro a écrit au nom de son fils. En creux, c’est la reconnaissance de l’impuissance d’un parent confronté à son enfant qui n’en peut plus de vivre, rongé, dévasté par la mélancolie. Un parent comme tant d’autres face à une telle situation, sans détenir la réponse à des médecins qui, souvent, indiquent que le jeune, plus de 18 ans, est majeur. Des médecins qui, souvent, invoquent le secret médical…

  • « Ne rentre pas trop tard » de Muriel Keuro. Flammarion, 274 pages, 19 €.

livre soi meme comme un roiELISABETH ROUDINESCO : « Soi-même comme un roi »

En cet hiver- printemps 2021, voici le livre qui fait débat. Qui le nourrit amplement, aussi. Son auteure : Elisabeth Roudinesco, 76 ans, historienne et psychanalyste qui a signé, entre autres, des biographies de Jacques Lacan et Sigmund Freud. Son nouveau livre, un essai de près de 300 pages, est joliment titré « Soi-même comme un roi »– référence élégante à « Soi-même comme les autres » (1990) du philosophe Paul Ricoeur (1913- 2005). En sous-titre du livre d’Elisabeth Roudinesco : « Essai sur les dérives identitaires »– un sujet qui fait grandement actualité ces temps-ci. Ainsi, l’auteure entreprend, au fil des pages, de s’interroger sur les raisons qui font que « les combats émancipateurs d’autrefois se retournent en leur contraire, cultivent le rejet de l’autre au nom de l’identité ». En six grands chapitres, elle évoque « l’assignation identitaire », « la galaxie du genre », « déconstruire la race », « postcolonialités »,  » le labyrinthe de l’intersectionnalité » et les « grands remplacements ». Femme et intellectuelle de gauche, Elisabeth Roudinesco ne s’embarrasse pas de ronds-de-jambes et de courbettes : en ces temps flous, elle pointe des « dérives identitaires » et aussi les études sur le sexe et le genre ou encore sur la race. Pour sa réflexion, elle convoque Sartre, Descartes ou encore Flaubert, pointe la « terreur de l’invasion », les  » transidentités » ou encore les « grandeurs et déboires des études de genre », et aussi la  » cancel culture », cette culture de l’annulation. Avec Elisabeth Roudinesco, les questions fusent : « Faut-il éradiquer les traces du passé en dégradant des statues, des bâtiments, des œuvres d’art qui ont été érigées par des colonialistes ou leur ont appartenu ? Faut-il censurer les livres, les pièces de théâtre ou les films, ou les interdire, voire les réinterpréter en fonction d’une vulgate identitaire nouvellement construite… ? »  Des questions qui en amènent d’autres, de la plus haute importance : « Qui va décider de quoi ? Qui choisit de détruire quoi ? L’Etat, les sujets en souffrance, les foules en colère ? Qui va dénoncer qui ? »

  • « Soi-même comme un roi » d’Elisabeth Roudinesco. Seuil, 290 pages, 17,90 €.

Serge Bressan

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