Le chanteur revient d’Haïti, encore marquée par le séisme de 2010, où il a écrit les chansons de Baron Samedi. Magnifique album qui célèbre la poésie avec Nazim Hikmet ou Blaise Cendrars.
Qui est ce mystérieux personnage de la culture vaudou haïtienne, Baron Samedi ?
Bernard Lavilliers. C’est un symbole, le chef du cimetière, un peu le bras droit du diable. On ne peut pas dire qu’il soit rassurant. Je voyais l’état dans lequel était Port-au-Prince. Cette chanson parle de mes amis haïtiens, des artistes, comment ils ont survécu après le tremblement de terre : trois cent mille morts, ce n’est pas rien ! Après ce qui vient de se passer aux Philippines, j’ai l’impression que les Barons Samedi des plaques tectoniques sont en train de remettre l’homme à sa dimension. Tout s’est écroulé en quelques secondes, accompagné d’un hurlement, comme une sorte d’énorme animal qui a bougé du centre de la Terre, et d’une poussière gigantesque qui n’est pas retombée trois ans après.
Vous êtes un peu comme un reporter. Quel sens donnez-vous à la chanson Vivre encore ?
Bernard Lavilliers. Je décris la vie telle que je la revois puisque je connais bien Haïti. Dans cette chanson, je parle de l’essentiel : « Ce qu’il faut de sang pour donner la vie. » On est plus près parfois, dans ce genre de circonstances, des amis ou qui ont tout perdu ou qui ont survécu, que dans cet ennui mortel des râleurs infinis que sont les Occidentaux. Quelqu’un qui est chauffeur de taxi décide de reprendre sa vie de zéro et de continuer à vivre, c’est ce que je chante finalement. C’est une chanson d’espoir. Il faut vivre quoi qu’il arrive, ne pas baisser les bras ou se laisser gagner par la dépression et le fatalisme. Les Haïtiens ont une force incroyable. Ce n’est pas surprenant qu’ils aient été les premiers à instaurer une république noire après avoir viré les Français.
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Parlez-nous de Tête chargée, dans laquelle vous posez cette question : « Que peut l’art contre la misère noire ? »
Bernard Lavilliers. Là, je suis avec un peintre musicien en train de faire un tableau abstrait dans son atelier à Port-au-Prince, sur une colline. Lui a eu la chance que sa maison ne tombe pas. Je lui demande si sa peinture, sa musique ont changé après ce truc énorme, ce dinosaure qui s’est réveillé ? Il m’explique que ça a pris pas mal de mois avant qu’il se remette à travailler. Tous les artistes que j’ai rencontrés m’ont dit la même chose : ils n’ont rien pu faire tout de suite. L’art est un espace de liberté, en perpétuelle lutte avec le pouvoir central. « Que peut l’art contre la misère noire ? » dans ce cas-là, à Haïti, eh bien les artistes exposent leurs peintures, leurs sculptures dans la rue, vendent, et il y a tout un tas de gens qui travaillent avec eux.
Ici, comment ressentez-vous le climat ambiant actuel ?
Bernard Lavilliers. Je sens qu’il y a un repli terrible. Forcément, il faut trouver un bouc émissaire. Donc allons vers le plus simple. Je chante par exemple Scorpion, poème de Nazim Hikmet qu’il avait intitulé la Plus Drôle des créatures. Il a fait quinze ans de prison en Turquie parce qu’il était communiste. J’imagine que c’est un texte de résistance dans lequel il peut dire à son meilleur ami : « Tu es comme le scorpion mon frère, pendant que j’étais en train de me bagarrer contre les nazis, tu es comme le moineau mon frère dans tes menues inquiétudes. » Il y a quelque chose de politique et de violent dans ce texte que j’aime. C’est le moment de le chanter. Le fait de ne pas bouger une oreille est pire que l’assassinat parfois. Je me dis que n’importe qui peut assez facilement prendre une attitude de meute. Et qu’on pourrait le voir dans pas longtemps. Cela reflète une certaine paresse intellectuelle de la part de nos concitoyens. Je ne parle pas de ceux qui ont une conscience politique, mais de ceux qui flottent un peu, la masse, comme dirait Jean Baudrillard, « à l’ombre des majorités silencieuses ». L’histoire de Christiane Taubira, ça va tellement loin. Il y a encore dix ans, on n’aurait pas pu dire un truc pareil.
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Vous interpretez le poème de Blaise Cendras, Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France. Un texte de vingt-sept minutes, c’est osé de votre part !
Bernard Lavilliers. C’est génial parce que mon public va peut-être découvrir Blaise Cendrars avec cette musique. Elle ne prend jamais la main sur le texte. Je le dis comme un conteur. On est dans le train. Ce texte qu’il dédie aux musiciens, je l’ai depuis longtemps dans ma besace. Je l’ai emmené partout, au Brésil, en Asie du Sud-Est. Je rêvais de le mettre en musique. C’est un cadeau que j’ai voulu faire, en tant que passeur.
Album Baron Samedi, chez Barclay. Tournée du 6 février au 20 juin, dont concerts à l’Olympia du 25 au 30 mars et du 1er au 6 avril.
Entre vaudou et poésie.
Baron Samedi fait suite au voyage à Haïti de Bernard Lavilliers après le tremblement de terre en 2010. Il promène sa plume dans Port-au-Prince ravagé sous le regard de cette figure de la culture vaudou, à la frontière des vivants et des morts. Un double album dans lequel il célèbre la poésie avec Scorpion, hommage au poète turc Nazim Hikmet. Lavilliers nous emmène aussi du côté des banquiers de la City à Londres avec une « valse bancale » évoquant Jack l’Éventreur ; à Hyères avec Villa Noailles ; à La Réunion avec la dansante et mélancolique Rest’la Maloya. Il met aussi en musique le poème de Blaise Cendrars, Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France. Un texte fondateur qui reflète bien son goût pour l’aventure et les mots voyageurs. Magnifique !
Entretien réalisé par Victor Hache
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