Ramatuelle, où vous nous recevez dans votre maison, c’est votre refuge, non ?
Juliette Gréco Oui, que ce soit hiver, printemps, été, automne, aussitôt qu’on peut venir, on vient. L’horizon n’est pas vraiment limité. C’est comme ça que je conçois le paradis (rires) ! Je me sens chez moi, ici.
Il y a un contraste entre toutes ces lumières du Sud et vous qui êtes toujours habillée de noir. Vous aimez le soleil ?
Juliette Gréco Je suis méditerranéenne. Mon père était corse et ma mère bordelaise. Les femmes de Bordeaux étaient habillées de noir et les femmes corses aussi. Quand il a fallu que je trouve quelque chose pour mettre sur mon dos, j’ai acheté un pantalon noir et un chandail noir. Je ne vais pas au soleil, je m’ennuie. J’aime le regarder, mais faire le rôti un quart d’heure par livre, ça ne m’intéresse pas (rires) !
Comment vivez-vous votre tournée d’adieu ?
Juliette Gréco La tournée de « Merci » ! Pour l’instant, ça va très bien. Pendant un an, j’ai plein de travail et je n’ai pas le temps de penser à autre chose qu’à ça, mais après…
Est-ce facile d’imaginer s’arrêter un jour ?
Juliette Gréco Non. Même à l’âge que j’ai, je suis hyperactive. Quand je ne travaille pas, je suis comme un objet sinon que l’étage supérieur, le cerveau, fonctionne dangereusement (rires) ! Ce n’est pas si simple de dire « au revoir et merci » ! C’est extrêmement compliqué, très douloureux parfois. La nuit, j’y pense et cela me réveille. Comme je n’ai pas l’habitude de faire des projets, je me dis : « Comment ça va se passer ? » Ce projet-là, je ne le visualise pas bien. Quelque part – c’est terrible à dire peut-être –, je me dis que je serai sans doute morte avant de m’arrêter. C’est une chose que très secrètement au fond de moi, je crois que je souhaite.
Il va y avoir le Théâtre du Châtelet, la Cigale, le Royal Albert Hall à Londres, les Francofolies en juillet 2016… Quelle sera la dernière date de votre tour de chant ?
Juliette Gréco On ne sait pas encore… On va au Japon en juin prochain. Il y a une demande. J’ai envie de retrouver les endroits où je me suis produite.
Comment avez-vous vécu les quelques reproches qui ont accompagné votre concert à Tel-Aviv, en Israël ?
Juliette Gréco Chacun sait bien que le gouvernement de Monsieur Netanyahou n’est pas ce que je préfère sur cette terre. Ils sont très au courant de qui je suis et de ce que je pense. Il y a des gens qui souffrent en Israël, des gens qui ne sont pas d’accord avec leur gouvernement. Il y a des gens qui sont de gauche en Israël. Ça m’a fait un peu le même effet que quand je suis allée chanter au Chili où on m’a dit : « Comment vous allez chanter au Chili sous Pinochet ? » J’ai réfléchi, et je me suis dit : « Si tu n’y vas pas, tu es une lâche. » Il faut aller sur le terrain, là où les gens sont abandonnés. Au Chili, on me disait : « Nous sommes abandonnés du monde entier, personne ne vient nous voir. » J’avais peur mais je voulais aller vers les gens, leur dire les mots qu’ils ont envie d’entendre et ce n’était pas ceux que la junte avait envie d’entendre. Ils me l’ont fait savoir d’ailleurs. Il faut aller sur le terrain, ne jamais abandonner les gens. Jamais.
On retrouve la femme engagée que vous êtes. C’est pourquoi vous teniez à venir chanter à la Fête de l’Huma, où vous vous êtes produite trois fois, en 1967, en 1974 et en 1999…
Juliette Gréco La Fête de l’Humanité, c’est très important. C’est la plus grande fête populaire, il n’y en a pas d’autre et elle est toujours là.
Est-ce que cela donne une force supplémentaire de chanter dans un contexte politique, devant un public militant ?
Juliette Gréco Sûrement, cela vous porte. Il y a la ferveur, la famille. Quelque part, on est en famille. Il y a des gens qui vous reconnaissent, qui vous aiment. Ça existe ça. Cela s’appelle le public, une manifestation populaire. On ne peut pas dire que j’ai fait des concessions sur la qualité des textes, des musiques, sur le choix des auteurs. Et on peut dire que c’est totalement miraculeux que je sois là encore aujourd’hui ! Comme disait Coquatrix : « Je n’arrive pas à comprendre le succès que vous avez avec ce que vous chantez ! » Cela m’avait bouleversée, j’ai pleuré toute une nuit après cela.
Au fond, cette tournée, c’est une manière de dire « merci au public », mais également « merci aux auteurs » ?
Juliette Gréco Bien sûr ! Je vais reprendre Si tu t’imagines, de Raymond Queneau, peut-être vais-je chanter la chanson de Sartre qu’il avait écrite pour Huis Clos. Je vais reprendre Il n’y a plus d’après. C’est une manière aussi de remercier ces auteurs qui ont fait de moi ce que je suis. J’ai eu une vie complètement magique, dingue. Cela fait plus de soixante-cinq ans que ça dure. C’est fou !
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À 88 ans, vous continuez à chanter avec humour Déshabillez-moi. C’est gonflé !
Juliette Gréco Très ! Pour moi, c’est complètement humoristique. J’ai arrêté de la chanter pendant quelques années parce que je trouvais que ça allait comme ça et tout d’un coup, quand j’ai été vraiment vieille, ça m’a fait rire. Pour moi, c’est un moment délicieux et les gens sont ravis !
Vous vous êtes toujours intéressée au mouvement du monde. Quel regard portez-vous sur la société d’aujourd’hui ?
Juliette Gréco Je suis une désespérée qui espère ! Malgré cette immense vacuité, malgré ce rien ambiant, malgré ce Front national montant, cette extrême droite dangereuse et terriblement présente. Aujourd’hui, il y a un manque d’espoir, de foi, de combat. Cela me navre, me rend malheureuse. C’est une espèce de souffrance. Moi, je n’ai connu que la ferveur. Toute ma vie n’est que ferveur, refus, amour, combat.
La gauche au pouvoir, comment vous apparaît-elle ?
Juliette Gréco Je ne comprends pas ce qui se passe. Je ne peux pas accepter cette absence de combat. Il faut se battre pour le bonheur des autres. Ce n’est pas du tout acquis. Il faut avancer. Nous sommes en pleine régression. Nous retournons au Moyen Âge, aux guerres de Religion qui sont extrêmement dangereuses et qui font que s’est installée la méfiance, le rejet en même temps que la peur de l’autre. On vit un moment très étrange. Pourquoi vouloir s’imposer par la violence et la terreur. Il y a la parole ! On devrait parler « avec » tout le monde, échanger, proposer, tendre la main. On ne devrait pas avoir un poignard dans la main. C’est glauque tout ça. Très trouble. On marche à reculons, il va bien falloir que ça s’arrête. Il faut retrouver le chemin de la paix de l’âme, de la pensée.
La mort est un mot tabou, or vous n’avez pas peur d’en parler. C’est curieux, non ?
Juliette Gréco La mort est une chose normale, pourquoi en faire une affaire ? On n’est pas si important que ça. J’ai compris que j’allais mourir quand mon grand-père est décédé. J’avais sept ans. J’ai su que ça existait et j’ai accepté ça très bien. Comme je suis assez logique dans ma folie, je sais. Mais chaque jour est une surprise. Je suis toujours très étonnée d’être là. C’est bien de vivre sinon que là, la légèreté est difficile à trouver chez les autres. Les gens sont graves, défaitistes, ce que je n’arrive pas à être. Je souffre de notre défaite, mais je ne suis pas défaitiste. Je n’arrive pas à croire que cela est inéluctable.
Il y a toujours un côté espiègle qui vous accompagne. C’est vous dans la vie ?
Juliette Gréco Je ne suis pas autre chose que moi. Je suis plutôt gaie, joyeuse, farceuse, très rarement de mauvaise humeur. On peut me reprocher d’avoir eu une vie dissipée, ce qui est rigoureusement exact, mais on ne peut pas me reprocher d’avoir aimé vivre. Je suis là pour vivre ! Faire l’amour n’a jamais fait de mal à personne (rires) !
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Vous avez un très beau parcours. Est-ce que tout cela aurait été possible sans votre rencontre avec Gérard Jouannest, votre mari, qui fut le pianiste de Jacques Brel et vous accompagne magnifiquement sur scène ?
Juliette Gréco Ils sont venus avec Brel m’apporter une chanson, On n’oublie rien. Gérard, que je ne connaissais pas, était au piano. Puis je ne l’ai plus revu. Et par un étrange concours de circonstances, Gérard devait accompagner Barbara en tournée, qu’elle a décommandée car elle ne se sentait pas bien. En même temps, mon pianiste, qui était Henri Patterson à l’époque, a fait une dépression. Je partais pour le Canada deux jours plus tard. C’est là qu’on m’a recommandé Jouannest avec lequel je suis partie. Et là a commencé notre travail ensemble. Et puis un jour, on s’est vraiment vus. On n’avait pas dû se regarder suffisamment (rires) !
Vous formez une vraie équipe !
Juliette Gréco Nous sommes très forts ensemble, nous nous tenons très serrés. Là, maintenant, nous avons Jean-Louis Matinier avec nous, qui est un formidable musicien, un magnifique accordéoniste. Un type humainement passionnant, intéressant et bien. On n’est que trois, deux musiciens et la chanteuse (rires) !
Que ferez-vous après votre dernier jour de la tournée ?
Juliette Gréco Je ne veux pas le savoir ! Pour l’instant, je me dis que je pourrais partir avant ! Ça serait une belle échappatoire (rires). Si j’avais été jeune, je serais partie en bénévolat dans les pays où ils ont besoin d’aide. Pour moi, c’est pareil sans la gloire, les feux de la rampe. C’est donner et recevoir. Ça part du même principe, de l’échange et de la rencontre.
- Sur la grande scène, dimanche 13 septembre : 13h20 – 14h20
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